dimanche 20 février 2011

un bel homme aux cheveux gris, prince de la blanche nuit





Hôpital, la nuit. Un patient aux longs cheveux gris, pharmacien de formation, audioprothésiste ; racé et élégant, très beau (malgré la chemise informe et livide) et âgé de plus de 80 ans, allongé  dans ce  lit aux draps blancs, anonyme, opéré, fatigué, lassé. On dit " il est sonné par les médocs, il n'est pas connecté, il raconte des drôles de choses !  " 
 Alors comment expliquer qu'il me reconnaisse, et poursuive avec moi une conversation débutée il y a quelques mois lors de son précédent séjour ? C'était sur la résistance, la seconde guerre mondiale et ses itinéraires de jeune étudiant passionné.
Il disait des poèmes de jean Cassou et nous avions même entonné "le chant des partisans " ensemble. "Ami, entends tu le vol noir des corbeaux sur la plaine ?" Il disait que je chantais bien ; que c'était une joie de vivre ainsi ses interludes au coeur de la nuit. 

"les poètes, un jour, reviendront sur la terre.
Ils reverront le lac et la grotte enchantée,
les jeux d'enfants dans les bocages de Cythère,
Le vallon des aveux, la maison des péchés. 

Et toutes les amies perdues dans la pensée,
Les soeurs plaintives et les femmes étrangères,
Le bonheur féérique et la douce fierté
Qui posait des baisers à leur front solitaire. "
Jean Cassou. 

C'est un ancien élève de Vladimir Jankélévitch ! " Vivre à en mourir n'aurait évidement pas de sens si le vivant était impérissable par sa constitution ontologique, s'il était incapable de mourir (ce qui est absurde) et, par la suite, condamné à l'immortalité obligatoire : il vivrait alors pour ses frères sans efforts, sans mérite et sans risques, et il se dévouerait à eux corps et âme aussi aisément qu'il respire : l'abnégation serait une fonction de la vie ni plus ni moins que la circulation du sang dans les artère : le sacrifice serait un acte simple comme bonjour, bonsoir et bonne nuit ! les mots sacrifice, héroïsme, courage, vertu n'auraient plus de sens. "
J'adore lorsqu'il dit " s'ils savaient tous que l'on parle poésie et philosophie ici entre ces murs si tristes ! Ca m'amuse, mon petit lapin ! Mais comme cela pourrait être mieux si nous pouvions être ainsi, dehors, dans un jardin, dans une maison entourés de livres et écouter de la musique. Ah! Comme j'aime la musique".
 Ce patient, si charmant, si beau dans son âge aux ailes d'un hier disparu, ce qui, parfois le chagrine,  a aidé Jankélévitch, l'a nourri lorsque celui ci se cachait dans les caves et les greniers de Toulouse, pendant la seconde guerre mondiale, et qu'il continuait à  donner des cours. Il était d'ailleurs son seul élève à l'époque ! 
Il me raconte " je n'avais pas peur, peut-être de l'inconscience? Je ne sais pas mais non, je n'avais aucune crainte. Comment pourrait on craindre lorsque l'on est enseigné par le plus grand des philosophes de ce siècle?  J'avais confiance et dès que je recevais son billet et l'indication du lieu du cours, je trouvais de la nourriture et je le rejoignais. Beaucoup autour de moi avait peur ! Ils m'expliquaient tellement stupidement comment reconnaître un juif, etc et moi, tout ça, ça me faisait bien rire ! Et puis, je leur disais " moi, j'ai su reconnaître un Juif bien avant vous tous ! ce n'est ni, par son nez ni par  sa barbe mais par son Verbe et son intelligence ! "
" Mon père était prisonnier en Silésie, et, avec ma mère, nous avions tout quitté  pour le Sud et puis,  à Toulouse, Jankékévitch était là, quel grand bonheur ! Jamais il ne me sera possible de l'oublier et je ne le veux pas."

Entre deux phrases, son regard part loin, très loin d'ici, dans le monde infini de la mémoire où l'on demeure jeune et fort, et où rien ne nous fait peur. Il se plonge dans un bain de vie intense et me regarde en souriant, un sourire fin et profond. Sa seule peur est celle de vivre encore trop longtemps car il ne supporte plus d'être séparé de son épouse décédée l'an dernier. "Je voudrai la rejoindre, ici, plus rien ne me retient, le temps s'éparpille, mon coeur s'éparpille ; je veux retrouver la constance et la sérénité. Ici, c'est la solitude, tout s'étire en longues frises de nuages qui n'en finissent pas de s'étirer."

Bon, malgré tout, je précise que je ne ressemble pas du tout à un petit lapin ! Mais il est vrai,  j'adore grignoter des carottes ! Le baise main respectueux de ce monsieur est tellement attendrissant. On devient une dame, une princesse,  une "reine de la nuit" ! Quelle bouffée d'oxygène ! Un autre poème de Jean Cassou pour finir la longue nuit blanche... Et voilà que rien n'est fini ; voilà qu'il a connu Jean Dauby et Froissart éditions. Mais ce sera pour demain, je n'ai plus le temps... 
J'aimerai pourtant bien rester là, au bord de ce lit, dans cette tendre pénombre et écouter cette voix qui conte et raconte.