jeudi 19 septembre 2013

un autre rêve




C'est l'hiver. Les poires et les pommes s'accrochent aux branches nues. Une végétale transparence habille le jardin. les roseaux se tordent, se vrillent sur le grillage tordu. Une rose, la dernière, gelée sur sa tige froide. Là-bas, beaucoup plus loin, la montagne noire, de lave nocturne, terre de charbon aux poumons morts. Une vallée pour les exilés qui n'ont plus de larmes. Celui qui a perdu sa natale identité se cache en ce désert hypothétique.

Un rêve : toujours le même, s'endormir pour demeurer dans le jardin verdoyant des enfances, où les hautes luxuriances et les fleurs ensoleillées se renversent, vers le lit au songe d'une abyssale profondeur. Un rêve: toujours un autre, de flocons de neige qui danseraient dans la cour de l'école vide, de vents et d'aubes qui essaimeraient les senteurs croissantes et d'une sirène d'usine qui troue l'espace nuageux.

Juste un peu de langueur, d'ombre... Une elfine légère grimpe à l'échelle posée contre l'arbre au tronc massif. Cet érable a perdu ses feuilles rouges. C'est toujours le même jardin que l'on retrouve, où que l'on aille... le mystère d'une échelle ici, revient sans cesse. Cette échelle qui ira de terre au ciel et de ciel à la terre... Une marelle verticale ?


Le jardin des enfances



Dans le jardin des enfances, les étoiles sont autant de cailloux phosphorescents. Le loup s'est enfui, emportant la clarté avec lui. Des graffitis rouges : arabesques funambules, sont inscrits au centre du mur. Sur la corde tendue entre deux arbres, sèchent les images du voyage. Les souvenirs sont des graphismes d'enfants sur des papiers transparents, pliés en quatre et cachés dans des boîtes en bois. La mémoire est étrange : illunée, striée d'opaques nervures. des visages dont on a oublié les prénoms, des paysages qui appartiennent à l'imaginaire, des rivages sans mouette, des comptines sans mélodie.

Là-bas, la Venise végétale d'un songe mûrissant, l'image d'une ville engloutie sous les eaux du large espace, un escalier de pierre percé de lucarnes. Là-bas ; le craquement de la lagune, des nuages d'entailles  lourdes sur l'horizon d'une multitude errante, le chant d'un ange sylvestre ou l'île des fortunes perdues.

Ici, des soldats ivres dans la ville bombardée. Une petite fille seule. Elle a froid. Elle a peur. Mais voici que des empreintes de soleil, de nuages et de fleurs recouvrent la nudité de son corps.

Plus loin, les seaux de plage s'ourlent d'écume, en un silence de sable et de coquillages et les enfants ont dans leurs yeux tout le bleu du ciel suspendu entre la grève et la mer. 

Juste, un peu de langueur, de cette ombre qui abrite trop de chaleur. Juste une longue pause, un silence sourd et muet qui nous écartèle. Juste enfin, un apaisement de chat roulé en boule, sous la mosaïque cyane. 
Dans le jardin des jeux ininterrompus, l'enfant sculpte les gravures de lumière : les feuilles des arbres qui tombent, la vitre embuée, le drap qui frissonne, le poisson mort qui rêve sur la plage, la rose gelée sur sa tige froide...
Nos fugitives errances habiteront toujours dans la cadence de l'attente. L'éclat lumineux se ploie en d'impénétrables mégalithes, se dérobe à l'appel du regard. Nous devons apprendre à nous taire, à écouter l'immobile qui habite la matière. Ne plus rien dire. Et aussi, peut-être, ne plus voir, pour que l'insondable fragment du temps qui passe ne nous lacère plus. Renouveler le chant des empreintes argentiques, par cette intelligence lointaine et primitive qui tresse les chevelures fragiles des sirènes, et dans les ondées de brume et de lilas blanc, trouver l'oeil de la lande.
Le dragon perdu ne se cache pas dans le coeur de la fleur mais dans la grotte de notre passé. Nous devons sans fin le dompter, le chevaucher, découvrir en lui son autre visage : celui du cheval blanc ailé qui nous emporte vers la Castalienne image. 



Foto Mare Medi Terra


Marseille 2007/2008 Remi Guerrin

« La Mer au milieu des terres »
 À l’origine de notre civilisation occidentale, comme un berceau, un lieu de nativité étonnante, ce bassin Méditerranéen, cette mer aux brassages multiples, métissée par les peuples, les cultures différentes et les vagabondages de la mémoire.
Dans l’Antiquité, les Égyptiens la nommaient « grand vert », d’autres peuples l’appelaient « la mer blanche » … Son ciel est si bleu pourtant qu’il se confond avec son eau profonde et calme. La mer bleue, l’appelle-t-on ainsi aujourd’hui ?
Quelques passants, des bateaux de pêche amarrés ; plus loin, les immeubles blancs, hauts, larges, percés de fenêtres ressemblent à des navires gigantesques, entourent les rivages, cernent le contour des plages.
Les pieds des néréides laissent sur le sable des traces agiles, les fritures argentées brillent dans les paniers qui reposent sous les croisées d’ogives aux variations brodées.
Méridionales migrations, sur cette terre aux villes lasses parfois, vieillissantes également où se cachent la nuit, dans les ports, aux creux chauds des alignements de conteneurs entassés sur les quais, des clandestins, des fugitifs.
Certaines constructions antiques, aux pierres d’opacités usées habillées de grâce et de lueur ébauchent une singulière présence à l’haleine verdoyante, alguée de posidonie. Quelques colonnades poétiques s’élèvent encore… On se croirait en terre de Luz aux grappes scintillantes : la cité bleue où ce qui est caché sous l’amandier est dépouillé par la lumière.
Nuit pleine, humide, d’embruns en lieux clos ou d’histoires suspendues là où les friches et les industries développent leurs marelles égarées,cathédrales marines, citadelles géométriques..
Un film raconte, déroule sa bobine, s’arrête comme un bateau à l’embossage. Des négatifs coupés, griffés ou calligraphiés ; les cales sèches, vides et immenses. Dehors, dedans. Hangars aux silhouettes fugitives. Un écho spontané répond à la mouette, la fille se tourne sans fin et tourne encore, danse sur la lagune… Le regard semble se morceler… Mais en fait ce n’est qu’une confrontation.
Quelques formes pâles virevoltent sur les vagues, fantômes au cœur de la bruine, des bruits sourds, corne de brume, marteaux tapés à intervalle réguliers. Le brouillard tombe. Il faudra se diriger au compas, en pleine mer, au cœur de ce silence enveloppant et total. Puis, lorsque tu arriveras vers la plage, tu percevras les jeux des enfants dans l’eau salée. Nuages longs sur le ciel, effluves transportés par le grain violent levé tout à coup ; la baie chavire au pied du volcan, il porte en lui la morsure du temps…
Par la fenêtre du train, je m’obstinais à regarder, je ne voyais que des lambeaux de mémoires : pierres de lave, sculptures antiques, brisées, bateaux échoués ; et des souvenirs : négatifs sur plaque de verre vendus sur les marchés, cartes postales trop colorées, et ces albums qui racontent le mystère de la mer glissant sans fin sur les digues, déplaçant notre vision.
Un jeu de rôle, un jeu drôle, un jeu de môle enchevêtré d'effigies et de plaques de films ; de caprices visuels ou d'iconographies réduites, de photographies austères ou d’images au caractère malicieux. Se présenter, se représenter : la fiction, le leurre de l’absurdité, les miroirs hydrocéphales. Trouver son identité dans le déplacement… La vitesse, capter les flots iridescents qui s'attisent dans le champ visuel, et toujours le voyage, le départ, le retour…
J’imagine ici la violence fulgurante de Méduse dans sa colère, elle qui se moquait de tous et de toutes ; la force de la mort, l’ombre des peurs… La lutte contre l’enchaînement de nos illusions, la perplexité face au regard qui pétrifie, les narcissiques scléroses. Créer, c’est aussi vouloir dominer le temps qui passe, lutter contre la disparition, graver ce qui doit demeurer. Travail de recherche et d’errance aussi, matière en mutation, interrogation, mémoire, circulaire évolution. Où se situe l’irréalité ? Comment trouver l’épilogue ? Y a-il une aventure ?
Un portrait flotte sur la mer, tangue comme une plume de mouette ; une voile grise se déploie sur le sable où tournoient des corps aux bras levés ; les rochers sont immuables, l’écume légère éclabousse les passants. Invitation à un temps de prolongement, de noctambules divagations sur le rivage ensommeillé.
Un monde obscur issu de la nuit se répercute, écho d’un univers galactique souterrain aux ombres éclatées, presque étrangères aux maisons figées, imprégnées de Lacenaire atmosphère. Un enfant joue aux osselets dans une gare abandonnée. Un jeune mousse s’embarque pour un long périple. Des goélands blancs et gris s’envolent… Une jeune femme affolée court dans la forêt. Des spectres se promènent dans la ville. Pourquoi tant de fantômes s’avancent-ils ainsi sur les flots et ne parlent pas, pourquoi sont-ils sans identité et sans mémoire ?
La mort ne se situe jamais là où on l’attend. Elle joue à cache-cache dans les couloirs du métro, entre les poubelles des rues ou les silos des lieux industriels.
Tous ces fils électriques sans oiseau : un automne sans pluie et sans vent… On entend au loin, les talons d’une femme en manteau blanc qui s’éloigne. Dans la petite maison aux volets encore ouverts, un vieil homme fume sa pipe. Le ciel ressemble à un tapis d’où s’envoleront demain les feuillets arrachés d’un album de famille.
Une perspective envoûtante déplace la vision, fait planer la trace de la personne qui venait de passer là. La voiture est mal garée. Une lueur noire et crispante vient à l’oblique de mon regard…
Tout devient noir, ténébreux comme la lave qui coule, suinte, va lentement, inexorablement vers le rivage. Mais…Voilà le soleil qui entre par la lucarne, l’image s’inverse ; La perspective aérienne se pose au centre du rectangle, va au-delà des apparences.
 Loin des faux-semblants, des rêves perdus : certains fragments de vie, si denses, s’accrochent et pulsent sur les murs. Mouvements ininterrompus des souffles lourds qui passent sur le port : mélopée archaïque frétillante dans les yeux des poissons, des exhalaisons fortes et persistantes. La monotonie est bouleversée par les nuances qui changent. Linge battu pendu dans les rues, échelle oubliée rongée par le sel marin, une femme qui regarde, penchée à sa fenêtre, les clochers qui dominent la cité. La tension du port oscille alors que les voitures s’arrêtent au feu rouge…
Fahrenheit 451 in Holidays. Une ville absurde maintenant, ouverte comme un ventre de femme qui ne crie plus, où les tourments de la guerre ont dévasté les cités devenues si grises, si opaques… Le ciel déploie sur elles un voile spectral, linceul livide strié de dentelles déchirées. Serait-il possible que ce lieu n’existe plus jamais ? Cette archéologie contemporaine déclinée en tableaux oniriques ne parle pas de ce qui fut tragique, dégradant ou bestial. Ces triptyques, pages qui se tournent dans un livre inachevé, viennent d’une contrée qui me semble si lointaine, si profondément intérieure... L’Eden a changé de place. L’antique chemin des oliviers et des jasmins parfumés esquisse l’amer et le tremblant. La vie s’ouvre sur un autre songe. Les corps allongés à la lisière de la mort exhalent leur dernier souffle. Maintenant, le ciel va s’écarter, abandonner ses blafardes et sauvages patiences pour écrire sur la pointe des yeux la délivrance des inconnus.
Ce n’est pas jouer, ni mentir que de reproduire les paysages métallurgiques en y configurant les silhouettes du futur, en donnant une vie personnelle à ces personnages qui sortent des films d’anticipation… Comment imaginer demain ? Sera-t’il un autre Solaris ? Nous sommes soumis au temps qui passe, à sa fluctuation, à sa dérive… À la mémoire rongée par le sel de l’oubli, au Sacrifice.
Arpenter le port en déambulant. Carnet de notes, de musique…Variation d’une mélodie visuelle… Laisser sourdre de l’agrandissement photographique cette amplification qui devient surface médiatrice, repère.
« Demain au pays de Gulliver » serait le titre du livre de Lilliput… Perdu au bord d’une mer si tranquille, si vaste, dans une image où l’essentiel ne peut être appréhendé, et qui dépend de notre conscience.
Chaque geste engendre un aspect saisi sur le vif comme une insolence ; dominer l’instant ; modeler la matière puis laisser filer le grain de peau, d’argent, de sable entre ses doigts, ses mains ; la mer résonne de chansons et d’odyssées, mobile - immobile en un mouvement qui s’étend, se détend, s’étire.
Des ombres naufragées, un mur courbe, un infini déployé, une immensité confondue, presque dissoute dans l’horizontalité des flots.
Jeux de miroirs et de silhouettes, ciels bleus, chiens errants, drapeaux flottants, l’équilibre du littoral reste sauvage malgré les édifications contemporaines.
Des escaliers de pierres, des graffitis expressifs, un mât dressé, net et tranchant sur le ciel. Des grues colorées bruyantes aux poulies grinçantes qui déchargent les caisses sur le débarcadère encombré.
Du rouge en filigrane, marée rouge, cerises peintes sur le mur, goutte de sang, façade écarlate, tomates ou fleur qui se fane, un dessin dans la flaque d’eau, empreinte de pied qui saute, enfants aux gestes vastes comme un rêve qui ne s’achèvera jamais.
Dolce Vita, la danse dans la nuit. Ici, les discothèques sont vides, les parkings aléatoires, l’immensité dépeuplée interpelle la mer ; il n’y a personne, juste quelques palmiers… J’attends… Il ne fait pas froid dans ma voiture… Qui viendra ici, sous les éclats des néons qui remplacent la lune disparue ?
Je ne sais plus pourquoi je suis venu… J’aurais aimé entrer dans ce bar, écouter de la musique, mais j’attends toujours… Il n’y a personne encore… C’est trop tôt dans le petit matin. Le pirate noir a disparu en pleine mer et son navire a sombré.
Une Petite-Île, il pourrait y avoir là-bas sur la côte un phare qui s’allume la nuit, un port à la criée des poissons frais, des exclamations dans les rues engorgées de circulation, quelques courées paisibles aux alentours d’une église désertée et la longue digue où se faufilent, ombres éternellement anonymes, quelques sans- abris qui fuient la police, les dénonciations, les altercations.
Plusieurs de ces villes cosmopolitaines furent des escales pour l’Argo. La conquête de la toison d’or hante encore ces lieux historiques. Jeux de visages, de corps. L’activité, le déplacement, le quotidien et quelque chose de divergent, presque impalpable, imperceptible mais si tangible, si présent.
C’est toujours le temps qui se souvient, aujourd’hui comme hier ; marcher doucement, respirer l’air du large espace, oublier, ne pas penser, mais être simplement présent. Devant moi, trois gros cailloux blancs et gris ; j’aimerais y incruster des signes, graffiter ces blocs qui ne bougent pas ; dessiner des petits poissons argentés, et sur toute cette jetée de bois, peindre des mots ou des lettres, rouges, jaunes et bleus, d’or dans le soleil levant.
Être dans la blancheur du jour comme dans un instantané de vie, un Polaroïd de clarté.
Je descendrai doucement l’escalier, en me tenant à la rampe ; il n’y a pas de vent pourtant, un silence marin dans un cimetière oriental.
Des lattes de bois ourlées de sables et d’écumes, les amoureux sont assis, joue contre joue, pour l’éternité d’un « The End », comme sur ces bouts de film où était écrit le mot « fin » en différentes langues. Leurs oreilles devenues des coquillages chantent lentement le rythme des flots pélagiques, la sirène allongée sur le récif peigne interminablement ses cheveux face à la lagune; il n’y a plus personne sur la jetée. La mer se plisse face à eux, les rochers blancs semblent immuables, le lampadaire n’éclaire plus rien, ou peut-être le pays des autres rives, vers l’Asie mineure, là où je ne suis jamais allée.
Les amants demeurent assis sur le banc face à la mer et toute l’histoire semble sans fin…
The end.

Véronique Guerrin

Correspondances


triptyque Ulysse
Photographies Remi Guerrin Peintures Phoebe Dingwall


Phoebe Dingwall, la vie donnée, rencontrée.


La base de la création serait-elle dans ce désir de transcender la matière, de deviner le secret qui se cache dans les petites choses de la vie, dans la main tendue d’un enfant, dans le vélo qui roule sur la route, dans les entrelacs d’un verger oublié… ?

Les études réalisées par Phoebe sont issues du cœur même de sa vie intime, de ce qui l’entoure, et se déclinent en une énergie particulière : un jardin d’arabesques et de coloris où les apparentes symétries se courbent comme une danse. Tout ce qu’elle observe, voit, découvre dans son environnement est prétexte à une recherche picturale. Elle intériorise l’univers de ceux qu’elle rencontre, les lieux qu’elle visite, les gens qu’elle voit et regarde … Tout son imaginaire s’imprègne alors de son monde intérieur en confrontation quotidienne avec le monde extérieur et c’est ainsi qu’elle nous convie à découvrir ce qu’elle ose dévoiler ensuite.

Des oeuvres végétales, géométriques aux lacis botaniques. Un bassin aux poissons ; un parterre où poussent des herbes médicinales ; une cabane d’enfants ; des rues animées ; un visage esquissé ; un potager au pied d’un immeuble ; une pièce d’eau aux nénuphars.

Des lettres et des mots pigmentaires qui se chevauchent, se superposent, se fuient, se retrouvent ; des abstractions qui racontent la vie rencontrée. Une plantation de calligraphies aériennes, féminines, entières.

Les contrastes, les ombres, les nuances sont parfois inattendues, mais offrent la perspective de différentes émotions canalisées, comprises, transformées, proposées.

Tous ces aspects donnent à sa toile ou à son dessin une dimension d’enluminure ouvragée, une pièce d’orfèvrerie, un bijou précieux.

La mémoire de Phoebe forme l’empreinte, la matrice de son œuvre. Carnets de voyages, carnets d'ébauche, croquis, notes, mots, dessins épinglés. Représenter ce qu’elle remarque, ce qu’elle distingue. Trouver un chemin jusqu’à la profondeur de l’autre. S’interroger sur le sens de son œuvre. Transmettre aussi. Partager. Phoebe est dans le don, d’elle-, de son travail, de sa vie. Elle parle avec son corps, ses mains, elle raconte aussi. Dans la plénitude ou l’harmonie. Dans le rejet ou la contestation. Continuer ? Gommer ? Recommencer ? Toujours approfondir, délimiter pour sortir de cette limite. Aller au-delà.

Les allégories formées par les entrecroisements me rappellent des ornements arabo-andalou de sculpture, des éléments d’architecture : fruits, feuilles, fleurs, drapés articulés suivant un assemblage capricieux, fantaisiste ? Certainement pas ! Chaque instant posé est démarqué, choisi, extériorisé, effacé, ôté ou gardé… Un tissage méticuleux, pointu et voilà une bourrasque colorée qui donne à l’œuvre sa respiration !

Phoebe est dans le don de la vie regardée ; elle incarne « la vie rencontrée «

Elle questionne les gestes des enfants dans la rue, au jardin public, dans les écoles. Elle remarque, attentive, les marques du passé qui déjà ébauche son ouvrage. Peur, inquiétude, hésitation. On ne peut obliger l’enfant à se taire. Il fera semblant, peut être ? D’être silencieux mais il pensera…

Rester dans le silence. Cela veut-il dire vraiment quelque chose ? Le silence ? un temps de rêve, de paroles muettes, de souvenirs, d’explorations…

Aucune distance, aucun silence ne nous éloignent du jardin des enfances, de ce que l’on garde en nous comme une occasion d’éclosion et de coquilles, d’éclats, d’écales, de brisures et de rires et de couleurs.

Un endroit où les jouets sont absence, un endroit où l’on ne se distrait plus. L’enfance : l’origine de la vie qui n’est pas un jeu. Ni une cour d'école ; c’est s’éloigner d’un songe et pourtant s’approcher de soi-même, de son mystère personnel et le rapprocher de celui des autres.

Des herbes, des pierres, des eaux s’échevellent, tourbillonnent autour de nous, nous enserrent parfois.

La mémoire peut être vampire ou méduse. Le cœur porte en lui maintes blessures. Ce n’est pas toujours fortifiant ou tranquillisant d’être un petit.

Ce lieu de rencontres : Correspondances, qui nous ressemble, comme une île close, un paradis retrouvé.

De vive agitation, cette femme qui marche dans la rue, ses cheveux volent au vent. Des voisinages inaccessibles, des tombes aux fleurs fanées, des cahiers ouverts, des fenêtres scellées. Des mutismes ou des cendres. Des labyrinthes au verger clos, des murs de discrétion où coulent les voiles d’une mesure, une pause qui devient suspension, une halte dans l’effervescence, les vacances.

Correspondance, concordance, coïncidence… Conversation. Déployer un faisceau de clarté afin qu’il illumine les instants de l’enfance en vacances : la plage, le sable, la mer…

L’enfance est un état si difficile, non un Eden ; Chacun possède son parterre d’errances, d’instants fragiles, dénudés, trop douloureux. Ce n’est pas un îlot de bonheur. Loin de là. Elle laboure, lamine également. Nos propres enfants deviennent alors les ferments de cette interrogation sur ce que l’on a vécu ; illustrent ou imagent par leurs attitudes, leurs mouvements, leurs mimiques et leurs gestes ce qui est présent en nos souvenirs.

La photo sur la feuille de papier appelle une réponse ; elle suggère, elle questionne : je suis dans un espace clos, celui de la feuille de papier… S’arracher aussi à toutes ces enfances entrevues, lues, reconnues. Là-bas, l’Ecosse, les peintures et les livres d’images, les photos et la maison … Le bord de la mer.

Marine imagination, et si la mer nous semble bleue, est-ce ainsi véritablement qu’elle se présente à nous ? Une photographie comme une voix qui me parle…

Un pigment comme un chant qui me sillonne, toucher le papier en un premier instant pour entrer dans l’espace de l’autre…

« Lorsque tu me dessines, je sens une forme qui sort de mon corps, une empreinte de moi-même. »

Chaque moment est en fragile équilibre. L’éphémère nous attire et nous ennuie…

S’amuser…Muser… Jouer avec les lettres, les couleurs.

Ne plus s’ennuyer, combattre la peur, se battre contre la mer… Et le château de sable inévitablement sera détruit ; Se battre dans le vent. Le jeu de Don Quichotte…

Des écumes lunaires, des ombres laiteuses, un vert si tendre aux racines naturelles et la main aux doigts repliés qui va appuyer sur la détente. La cible ne bouge plus. Des éclairs surgissent, inondent l’espace… Le jeu entièrement abreuve nos corps. Et nous porte à un autre temps de rêve. J’entends le bang.

Ces souvenirs comme des papiers, des cahiers d’écolier griffonnés, des albums de photos, des carnets de vacances, et cette douleur, ce passé qui s‘échappe… Lampe d’Aladin… Jardin d’Alice… Fumées dans la ville…

Tout ce passé que l’on ne peut rattraper, reprendre, et la mer, l’enfance, les livres et les mots dispersés…Tout ce qui ne nous appartient plus.

Les livres d’images : pour moi tout est image, miroir ou reflet, forme, transcription, évocation, autre perception. Se tendre vers une visée qui change toujours.

C’est si important de réunir ce qui est dispersé, ce qui est détruit, ce qui se transforme. Les enfants, les familles, ces petits garçons seuls devant la mer et ce sable presque gris qui va être englouti ; Ces visages de fillettes qui regardent au loin ; Se battre contre l’engloutissement et pourtant l’accepter car c’est ce qui arrivera.

Un rythme de colère aussi, une impulsion d’offrande, de genèse à la limite de la plus pure intimité. Des pigments d’or, d’argent qui s’entremêlent en rompant la symétrie. Des flashs rougeoyants, des soleils éclatants ou des lunes d’automne.

Les œuvres de Phoebe sont des poèmes qui révèlent l’intimité de sa mémoire ; des tableaux semblables à des alcôves tendres, secrètes ; des images de Pandore également qui agressent ou interpellent ; une Alhambra qui devient le rythme de notre regard ; des murmures légers qui nous caressent ; des chambres noires où s’ancrent des photographies, des chambres où naissent les enfants, des chambres d’amour et d’abandon, des chambres comme des vergers aux différentes saisons ; des peintures dans lesquelles on aimerait entrer, pénétrer .

Là, sur le côté, quelques coquillages qui s’enroulent en robes orange ; des escargots gris sur fond de ciel étoilé ; des pastilles dorées : bonbons acidulés ; des éventails déployés qui surplombent la lettre A, jaune comme l’étoile de David ; des L, liés, déliés, lien entre les images.

Une solitude habitée de vivante alchimie, d’isolement, d’apaisement, de dépouillement. La vie retrouvée, accordée, attirée. Une ambiance exubérante ou foisonnante. Et un monde d’icônes à la transparence qui chante.

Phoebe nous offre la richesse de sa présence chaleureuse, de ses doutes, de ses interrogations. Univers aquatique, boules d’herbes qui volent dans le désert Andalou, des nuages estompés, des rivages abrupts, des ballons qui roulent ou des bulles qui s’envolent.

Elle jongle entre l’interruption : ligne cassée, courbe enfantée, grille fermée, fenêtre ouverte et la correction : elle épure, délave, ajoute, retranche, rature, joue de couleurs, de pigments comme d’une substance emplie de force.

Œuvre en devenir « cette œuvre n’est pas finie » …

Pudeur et dépouillement sont les matériaux de son atelier où son cœur est le centre : l’athanor où elle travaille sans fin au kaléidoscope Byzantin de la vie rencontrée.






Remi Guerrin, le jardin des enfants bleus.


« C’est une peinture ancienne

Dans une église de mon pays

C’est un petit garçon

Qui veut vider la mer avec une cuillère… »

(Poème de Julos Beaucarne)


Le foisonnement de ces images d’un bleu particulier ranime notre enfance disparue, et également toutes ces enfances qui sont si différentes et qui se rejoignent en un lieu unique : celui de l’évocation. C’est ainsi que, devenues prétextes à un temps de repos, à la mémoire d’un temps estival, ces images deviennent pour nous les vacances singulières d’enfants au bord de la mer. Elles pourraient être nos villégiatures, liées à ces terrains littoraux où poussent les panicauts, chardons bleus ombellifères.

Mais enfin pourquoi photographier les enfants, la mer, les cours de récréation ? Que cherche le photographe dans l’enfance, qu’y voit-il ?

« Un potentiel vital non canalisé sauf par le jeu. Courir après la mer, vivre la dévastation de sa propre construction, être Perceval le Gallois, se transformer en un valeureux guerrier, devenir chevalier de la table ronde… »

« Le jeu est libérateur, constructeur. La plage n’est pas un rêve, ni un paradis perdu. La mer est aussi violence, agitation, eau mouvante, sombre, absorbante. «

Il apparaît ici que Pandora a ouvert le coffret mystérieux. Contenait-il des coquillages ? des pièces d’or ? Des images froissées ?

Atelier photographique aux flacons emplis de pigments colorés, aux papiers précieux, aux coffrets où sont rangés les négatifs ; de grands bacs, des carnets de notes, de recherche ; des cyanotypes, des herbiers bleus ou des tirages pigmentaires sur le mur. Et… Des plantes qui sèchent sur des claies alors que pendent des épreuves dans la partie humide du lieu de travail.

Le travail de Remi Guerrin s’élabore entre jardin et laboratoire, en une ferme progression et sans aucune agitation. Une gravité pénétrante alliée à un travail méticuleux permet à ses images d’être rares, inhabituelles et expressives. Sa concentration dont la densité semble proche du recueillement s’unit à une attention soutenue et mesurée, avec des mouvements ou des gestes qui pourraient sembler lents ou interminables mais qui résultent d’un approfondissement nécessaire à « l’extraction » de son image, et d’une association intime avec la musique et la poésie.

Observer la nature, la comprendre, vivre en elle, avec elle, l’étudier sont l’essence même du développement de son oeuvre et de sa recherche artistique. La vie vient de la lumière, elle est naissance, croissance, décroissance, puis mort.

Et recommencement. Une cosmogonie monochrome bleue nous est présentée.

Le bleu : couleur froide, qui éloigne et s’éloigne, qui ouvre un songe ou qui fait frissonner devient maintenant au travers de ces portraits un coloris pigmentaire entier, vivifiant, et léger.

Ce bleu donne aux formes, aux ombres, aux objets une dimension d’infinitude : les instants vécus se prolongent, on trouve son propre centre, on sort de la pénombre. L’oiseau bleu serait celui qui se transforme, qui réalise les rêves, de ciel, de mer, de fleur ou de fougère ; couleur indécise devenue présence.

Jeux de sable qui s’inscrivent en un espace ciblé, et disparaissent dès qu’ils s’achèvent et… L’isolement… Seul dans son activité, seul dans un rêve, seul au sein d’une trêve, l’enfant a des gestes sérieux, presque illimités parfois.

C’était hier, c’était l’été. Un autre été, un autre hier. Une autre plage aussi, mais malgré tout, nous aimions ce rivage et les jeux de sable.

Le château lentement a été construit, avec ses murailles, ses remparts, et puis est venue la longue attente, le soir, au couchant du soleil, avant qu’enfin, ultime délivrance, les vagues viennent inonder la cour du château et l’assaillent, dissolvent la bâtisse et en fassent un amas de sables mouillés.

La destruction de sa création amuse l’enfant. Il aime cela. C’est une réjouissance attendue avec impatience.

C’est comme s’il ordonnait, commandait, comme s’il était le maître ultime de son oeuvre. Faire comme si… J’étais grand, j’étais le docteur, le marin, le savant. Se construire, grandir.

Le jeu devient un chant mouvant qui jaillit du corps, une expression similaire à une danse, un langage de dieu créateur, de démiurge, mais l’enfant sait bien également, au plus profond de lui-même, que le jeu a des règles précises… Qu’il s’arrêtera, qu’il faudra partir, et un jour, revenir, répéter les mêmes pantomimes.

« Viens recouvrir mon château de sable », dit l’enfant à la mer et les vagues dansent, s’approchent, murmurent… Brisent, ensevelissent ; et l’enfant chante, crie et tournoie, les bras ouverts dans le vent salé, heureux de cette disparition.

Pierres bleues de la terrasse. Mer aux coloris mouvants de bleuets qui se fanent. Quelques fruits de mer blancs nacrés aux reflets de nuages effilochés. Les mains de l’enfant se rejoignent. Une quiétude s’installe dans le paradis des sables. Les enfants bleus regardent le scarabée noir. Le soleil est chaud. Sous un oreiller, une boîte où luit faiblement une luciole ; herbes piétinées sous les mûriers. Les fruits noirs tressaillent dans la bouche…

Un tracteur passe sur la digue. Le barrage de pierres rouges accueille des libellules turquoises tournoyantes. Des cailloux jaillissent sur l’eau de la rivière. La paille sèche dans le panier… S’y pose un papillon de nuit. Tout est en intime conversation, le corps des enfants bleus dans l’eau qui se plisse comme un tissu soyeux, les rires et les voix qui s’enfuient vers le lointain du rivage, les cheveux roux d’une fillette, le palet de la marelle dans la cour de récréation, l’écume de la mer sur le seau de plage.

Puis, le soir tombe comme la pomme de l’arbre. La sauterelle se cache dans la fleur rouge. Sur la table, un verre vide. Instants fragiles. Le silence est rompu. Un volet va se fermer, un chien aboie sur la route. C’est août de pâle clarté dans la chaleur céruléenne d’un jour de mer.

Grappes de moules noires sur les rochers, le ciel et la mer sont couleur d’anémone, les maïs jaunes dans les champs… Quelques gouttes de pluie transparente tombent sur la plage. L’eau est trop froide, le petit garçon lève les bras et saute ! La mouette vole trop bas, les rochers ressemblent à des humains endormis.

Deux enfants sautent dans les vagues, éclats de nuit sur les draps, il fait sombre, une lune d’eau flotte dans le ciel.

Il faudra partir tout à l’heure… Mais pour l’instant, les bambins jouent encore. Les navales architectures sont désertées, les parasols sont fermés ; la rive est déserte.

Des nervures, des feuilles crénelées, découpées, un rameau multiplié, des bourgeons gonflés, des fleurs parfumées ; la fécondité verdoyante du verger, du potager, du lieu d’agrément ; la vitalité horticole, se retrouvent dans tout ce bleu, dans ce délassement de sables et d’écumes.

Le jardin des enfants bleus appartient à chacun de nous. C’est un endroit où il est possible de creuser dans l’argile de son histoire intime, de revoir des images qui sont plantées en nous comme l’arbre anthropogonique, des images de vie, vivifiantes, et qui, comme des plantes, poussent, grandissent, se métamorphosent…

Il symbolise pour chacun de nous cette enclave mystérieuse et naturelle où il est permis de se mettre à nu, de se dévoiler, de se sentir totalement soi-même, loin des masques de la persona, loin des brouhahas de la ville, loin du quotidien. Il me semble que la mer représente ici le même symbole, celui d’un endroit chaleureux, de sables et d’écumes où l’enfant n’est pas l’enfant-roi tant décrié par notre société actuelle, mais où il reste celui qui aime jouer et prendre son temps, celui qui souffre aussi, qui connaît des peurs, des doutes, qui se bat pour grandir.

Dans le cadre de la fenêtre, une araignée dort. La glycine rampe sur le mur. Ce qui aère le regard, c’est le clair-obscur blotti en nous. Mais déjà, le crépuscule tremble, les étoiles sont humides sur le sable, les pieds nus glissent sur la mousse verte…

Des images marines ou végétales, d’un bleu de mer, de ciel ou de regard, si bleu, d’une nuance céleste ou d’eau ; le sel brillant sur la peau sèche. Le sable qui vole, entre dans les yeux…

Sauter, nager courir, être enseveli, rire… Être englouti dans le sable, dans la mer… Plonger, partir, revenir, les seaux de plage, les pelles, les algues et tant de boîtes, à musique, à trésors, à ressorts, à photos… Une humide et salée poésie s’imprime dans le cœur.

Jardin des cyanes apaisements. Il n’y a pas de silence dans la vie, dans la nature, nulle part, ni ici, ni ailleurs. Le silence n’est qu’absence de sons ! Muettes images ? Non, chacune possède sa sonorité particulière et cette correspondance d’images se propose reposoir, laboratoire enchanté.

«Correspondances» : images bleues d’enfants qui s’amusent, enluminées de peintures foisonnantes, colorées, printanières, fulgurantes. Elles rendent proche le geste incisif de la main tendue au revolver brillant sous un rayon de soleil, de la main bleue qui s’appuie sur le papier, du corps qui se tend vers le nuage, du drapé des herbes enroulées sur la tombe, des piments qui sèchent au soleil.

Le sens du silence dans le creux paisible des sables serait dans l’attention à tous ces bruits qui animent la nature, à une collection de sons assourdis par le ressac : des voix parlent, crient, murmurent ; un grand-père raconte des histoires d’horreur à ses petits-enfants, une jeune femme aux seins nus écoute sa radio, un bébé hurle sa faim, l’enfant court après son ballon multicolore, un chien aboie en sautant dans les vagues…

Un cosmos poétique, des mains qui dansent, tournoient, ouvertes aux doigts si lumineux… Rappel des grottes préhistoriques mais ici le bleu a remplacé l’ocre rouge rituelle. Des mains comme des ailes, mains aériennes, mains d’enfants, de jeune fille, résistantes à l’emprise du vent, mains si terrestres aussi qui modèlent la chair, la matière.

Dans le reflet du nuage, de la flaque d’eau, les empreintes des chevelures blondes, les garçons escaladant les rochers, la jeune fille rêveuse dans sa chambre.

Je sais bien que les enfants gardent dans leurs poches à merveille coquillages, rayons de lune, éclats de soleil, crustacés morts, lucioles…

Les Indiens racontent que la mouette gardait dans une cassette sombre la clarté du jour et que le corbeau la cassa afin que les enfants vivent dans la lumière.

Ce travail serait comme l’ouverture d’une boîte à secrets, comme le début d’un récit : sur la feuille de papier vierge, les pigments s’assemblaient pour former une histoire, des couleurs s’y associaient créant une genèse d’enfance : le repos dans la légèreté, la rondeur du ballon, de la bulle, d’une nuque, un unique mouvement, poisson volant, oiseau ployé par la vague, enfant couché dans les goémons…

Cette correspondance entretenue entre photographie et peinture est devenue une allégorie, une intime mansarde végétale, un jardin suspendu, une enceinte sacrée, un lieu de croissance et de repos, un temps de récréation.

Véronique Guerrin