vendredi 8 mai 2015

Andalousie, novembre 1989

































Ibérique perspective

Aube lusitanienne sur la sierra. De vastes étendues craquelées. Des steppes arides. La ville se frange de pierres devenues flambeaux.  Des herbes étranges s’enroulent aux pieds des collines.
La blancheur dénude l’espace. Tout est incisif, abrupt malgré la rondeur des paysages et l’intense chaleur. On ressent là, la force olivâtre, la crispation des cactus, l’enthousiasme des corridas, une confusion de poussières et de sables.
Les sols sont pavés de mauresques grises. Des lianes s’envolent dans le vent, tourbillonnent sur la route poudreuse.
Les murs sont blancs, les ombres s’allongent sur les chemins cendrés. Les hommes vont lentement. C’est une terre qui ne se lasse pas de son soleil. Elle s’agenouille dans sa sécheresse. Elle se courbe sous l’or qui l’abreuve. C’est une orante parfumée d’amande et de roses. La terre d’un long poème et d’une musique poignante.
 À la mémoire Sybillienne.

jeudi 7 mai 2015

Max a trouvé l'entrée du jardin secret

Certains troncs des arbres fruitiers du verger s'élancent vers la fontaine de l'envoyé. Mais qui est-il ? Personne ne le sait. C'est un joueur de flûte qui marche dans le désert et vient de temps à autre par chez nous, par chez vous. Méfiez-vous du joueur de flûte, le cygne noir est toujours avec lui. Le lac n'est plus gelé, la neige a fondu. Le corps de l'enfant n'a jamais été retrouvé. Le présent serait-il encore si incertain ? J'aimerai faire une fugue, tourner la page de ce livre que je ne connais pas. C'est une aventure au moment le plus inattendu. Il suffirait de trouver le synopsis pour réécrire le scénario. Mettre en scène une petite fille au fond d'une classe et qui veut surtout passer inaperçue. Mais comme c'est dommage, elle ne comprend rien lorsqu'on lui parle,  quelle langue parle t-on donc  ici ?  En plus, elle fait des tâches sur le cahier aux lignes nettes, sa main gauche est barbouillée d'encre, une marque qui efface et s'effacera, ces faces d'un jeu d'écritures, écris tu ? Que dis tu ? "Ca ne comprend rien et en plus, ça fait des tâches" crie l'institutrice en secouant par son tablier la fillette.
Daniel, dans le potager de la grand mère  se penche vers le tonneau aux poignées dorées,elle s'est ouvert le genou en courant vers lui, le sang coule, glisse sur le sol cimenté. Elle pleure trop fort : cela fait si mal. C'est une entaille dans la chair vive, le tonneau n'a pas bougé. L'eau danse dans les yeux rivés sur les tâches rouges.
Je m'endors dans la chaleur de la grotte, j'ai 8 ans et je suis libre. "Je m'endors en éden, je ne reviendrai pas": pense la petite fille. Elle ne porte pas de chaperon rouge, le loup n'est pas encore venu, elle a juste une tâche de coquelicot sur son genou  où ruisselle l'alcool à 90 °. C'est tellement douloureux,  un long chagrin, une apothéose de malheurs, un feu d'artifices de larmes.
L'archange à l'épée flamboyante a perdu son briquet amadou. Le champignon de feu ne pousse plus sur l'arbre du jardin défendu. Grâce à Max, j'ai trouvé l'entrée du jardin des enfances. Là, poussent des fleurs légères et c'est au bord de l'eau que la vie a sculpté les naïades aux voiles printaniers. Je m'avance prudemment entre les arbres fleuris, les myosotis s'égrènent sur l'herbe folle où gambade le chaton. 
J'entends une voix qui récite mais je ne vois pas la personne qui parle. C'est une femme. "L'érable rouge recouvre de ses feuilles les ruines de la maison silencieuse, l'incendie dans le grenier est éteint, les livres ont brûlé entièrement, tu ne retrouveras rien. Dans le grenier vide, Max ne se cache plus, le ghetto est ouvert désormais, seuls certains fantômes hantent encore les rêves des vivants.  Un homme danse, vêtu de blanc, c'est un art martial de l'Inde, il porte un turban sur ses cheveux. Faites semblant d'être une fleur, les nazis ne vous verront pas, cachez-vous dans le jardin. Ecoute cette musique indienne qui attise le courage, la ferveur.  L'érable rouge  s'enflamme et tremble. Dans la chambre, un vieux cahier ouvert porte une écriture à l'encre violette. Ce sont des poésies d'enfant que personne ne lira jamais."
Je retrouverai l'entrée de la crypte aux mortes eaux, là où dorment les poupées désarticulées, et je les enterrerai à cet endroit magique sous le noisetier, lieu propice à la discussion avec Shiva. Dans les  poches de son tablier à carreaux,  avant de partir à l'école, elle a mis des petits pois cueillis le matin même. Elle déteste mettre un tablier. Shiva n'est plus là, c'est un serpent qui louvoie entre les folles avoines. La roue du chevalement grince, une sirène retentit. A Saint-Ange, une jeune fille pleure en haut des escaliers, les chats sont morts, je me souviens des chatons qui se débattent dans l'eau, remontent à la surface, il faut les pousser, les étouffer, et fermer les yeux, fermer la boîte noire de son âme.
Le Dieu s'articule entre les pierres moussues, la grille en fer forgé, sculptée d'angelots aux rondes joues,  et le vieux cimetière abandonné. La chapelle aux vitraux brisés s'illumine de l'éclat du soleil couchant. Le ciel est si bleu, ce bleu d'une Isis à la robe si longue,  écharpe dans les nuées fragiles où se cachent les amis invisibles des enfants. Esther est morte, sa chambre aux corps fluorescents demeure vide, vidée de toute substance.
Je suis entré dans le jardin des enfances où m'attendent les amis oubliés. Allongée sur le sable chaud, j'aimerai m'endormir, ne plus m'éveiller. 
Je me sens dysfonctionnelle. Mise à jour. Demain viendra peut-être ? Par peur d'une catastrophe, il est possible de vouloir mourir. Maison sur liste rouge. "Par peur d'une autre colère, d'une violence déstabilisante, il est possible de vouloir mourir" : disait la femme au manteau noir assise dans le salon glacial. Feu rouge au détour de la ruelle. L'envoyé peut être celui qui revient. D'où revient-il ? Du pays inconnu où vivent les morts, "c'est comment un mort ?" "C'est où le pays des morts ?" demande l'enfant. "C'est là-bas, loin d'ici, aux alentour d'un jardin interdit ; on raconte qu'un ange aux ailes de feu et tenant une épée brûlante en garde l'entrée. J'ai entendu dire que c'est au centre de la terre, on y accède par une crypte située sous un amandier."
Je me love au fond d'une grotte, une profonde grotte où dansent de douces lueurs, je n'arrive pas à remonter lorsque l'on m'appelle,  j'en reviens par palier, comme du fond de la mer. Mais, il n'y a rien à faire,  j'y retourne sans cesse ;  là je dors et je suis si bien.
Au bout de l'ennui, il n'y a plus de peurs. Au bout de la terre, il n'y a que le vide. Dans le vide se déverse le fleuve des peurs. Les peurs deviennent des poissons rouges, d'or et d'argent. Le joueur de flûte les ramène dans son filet de pêche et les fait cuire sur les braises chaudes.
Si Max met en cause le fondement de l'angoisse, ou inaugure une autre  forme de réalité, c'est pour ouvrir la porte du dédale, c'est pour esquisser le chemin dans le livre aux images encore invisibles.  Le camion fonce sur la voiture et l'écrase, la peur est récurrente. Duel est un film mille fois vu et revu. Ce serait une compulsion de destinée, la naissance du cygne noir. "Shutter Island", Alice se perd sur la route, un mur entoure encore le jardin, je crois qu'il commence à se lézarder. Dans la poussière dorée du soir qui m'enlace, je m'assoupis lentement et je n'entends plus rien.
"Bientôt, je n'entendrai plus rien à jamais" dit la femme au manteau rouge,  elle se lève et part sur le sentier, un sentier qui se perd dans la forêt, la forêt va vers la montagne, en montant, il fait de plus en plus froid. C'est là-bas, au détour de ce sentier que le loup veilla longtemps et que la chèvre de Monsieur Seguin attendit jusqu'au lever du soleil.
Max a ouvert la porte du jardin. Il n'est plus besoin de  chercher le jardin secret, ni de parcourir toutes les enfances inscrites dans les livres, les films, les regards, les journaux intimes, ni de scruter toutes ces images d'enfance gravées sur les pétales des fleurs ou dans les poèmes, ni de collectionner les photographies des enfants oubliés pour le retrouver. Le jardin secret n'est plus secret mais il est vivant. Et la fillette est  vivante.