La chambre rouge
Dans l’orante mansarde basse obombrée, au fond de l’antique demeure,
tout est silencieux. Il y flotte des poussières de rêve : sables de
sommeil, poudres dorées de poésies oubliées. La maison vidée de ses invités
s’alanguit, la fête est terminée. Le grand Pierrot blanc ne se promène plus
entre les arbres, les filles en robes longues ne chantent plus…
Et cette chambre aux parfums
d’ambre, d’orangers en fleurs inaugure un songe étrange… Qui se superpose à
l’image que je regarde.
La camériste a quitté la pièce
devenue dormante. Deux masques vénitiens sont posés au bout du lit drapé d’un
tissu rehaussé d’ocre rouge ; un éventail coloré est resté ouvert sur le
fauteuil de velours incarnat ; dans le tiroir béant de la table de nuit,
une broche en or qui représente une abeille aux ailes déployées.
Quelques zestes féeriques du
carnaval éclaboussent encore la vitre de la fenêtre fermée. Tout est clos, si
calme pourtant, là où poussent les
agapanthes blanches.
Rien d’extérieur ne vient plus
troubler l’invisible présence intime et l’empreinte laissée par les dormeurs
est fluide.
Pas de réveil, ni d’horloge. Les
murs vêtus de tièdes boiseries forment une tendre alcôve. Le lit tendu d’une
robe de terre adamique ensoleillée d’éclats laiteux est parsemé de nervures
grises qui se conjuguent aux stries transparentes de la bouteille d’eau en
plastique vide et sans étiquette. Chambre telle un portrait d’amoureux.
Ici, la chair épousée se confond
avec l’ombre fendue, la pénombre fondue. Les pas furtifs s’éloignent encore dans
le couloir, deux oreillers nus.
Chambre d’amour. Chambre de
voyage, de noces ; chambre pourpre à la lanterne rouge qui pend devant la
fenêtre. Ici, c’est le mystère de la chambre des aimés ; ils y abandonnèrent
des parcelles d’eux-mêmes.
Chambre de carnaval, de
paillettes argentées, de vin scintillant dans le verre de cristal rouge ;
orangerie intérieure, la quiétude y ondoie. Chambre, chapelle des merveilles où
l’on murmure des mots indicibles.
Là, se cache le secret de la
fenêtre illuminée. Si tu es dehors sortant des buissons d’épines, et qu’elle
s’ouvre, tu entres dans un ailleurs qui n’est pas le tien, tu désintimises
l’univers de l’autre. Ethnovisiologue, tu es un invité… qui visite et regarde…
Image consentie, offerte.
Malgré tout, la fenêtre demeure
écran énigmatique, halte entre deux mondes, embrasure-paravent : tableau
presque trop blanc de fugue
ensommeillée.
La liesse, le bruit se sont
assoupis. La foule est disloquée. Les capes se dissolvent maintenant dans
l’obscurité, les derniers promeneurs écrasent les confettis multicolores sous
leurs pieds fatigués. L’autre Sablonnière s’endort une nouvelle fois dans sa
solitude.
Ce n’est pas un moment d’absence,
mais d’accomplissement, de présence figurée. Blanche-neige ouvrit la fenêtre et
la sorcière lui tendit la belle pomme rouge… Empoisonnée. J’aimerai poser une
pomme à la place de la bouteille d’eau
qui, seule dans l’espace, indique et situe le temps, l’époque. Sculpture
translucide, c’est elle la lucarne que le regard traverse. Le fruit mûr
indiquerait une saison, raconterait une histoire : Eve à la peau blanche,
Le jardin des Hespérides, Hélène et la pomme de Pâris, l’automne laissant s’envoler
des brassées de feuilles jaune et or dans le verger.
Je ne sais ce que je verrai, ni
ce que j’attends. J’’entends cette voix qui disait : « Voici la
chambre d’ambre, la chambre rouge… »
J’imaginais alors cet arôme envoûtant, subtil, velouté, chaud… qui
s’évapore dans la coulée de matinale luminosité… parfumant la peau douce de la
jeune femme endormie sur le lit, froissant sa parure.
Durant de longues nuits, ils ont
dormis enlacés, leurs rêves s’étreignaient
les uns aux autres, leurs mains attachées et leurs jambes enchevêtrées, sur les
draps chiffonnés, dans cette chaleur estivale et salée. Quelquefois le vent
balayait des poussières dorées par les éclats de la lune sur la route déserte.
La fête est terminée, les invités
sont partis, dans les chambres
abandonnées, les murmures des couples amoureux se laissent encore entendre, on
perçoit des silhouettes dans les miroirs, des corps nus alanguis, unis dans ces
frissons d’extase qui rappellent que l’orgasme est une mort, petite mais une
mort tout de même.
Ils se sont rencontrés à nouveau sur
la plage, après la grande fiesta, devant le vieux phare qui n’est plus jamais
actif. Lui, elle le sait bien, il habite le phare. Cette tour marine est son
lieu de repos et d’aventures. Il vit sur le bord de la mer qu’il contemple, qui
le nourrit de ses embruns, comme en rivage de la femme aimée, adorée, choisie.
La mer est imprégnée de ces secrets que
porte en sa chair l’ardente compagne, entrevue jadis, dans les dunes au soleil
couchant.
L’aborder fut juste un accostage,
elle l’avait attendu. Voilà déjà plusieurs jours qu’ils s’observaient, de
promenades en baignades. Depuis cette nuit rouge et or où les amis rassemblés
dans la vaste maison de ses ancêtres avaient rit, joué et s’étaient assoupis,
depuis cette nuit de désirs aériens, entre
des portes closes ou claquées, des fenêtres aux rideaux tremblants. Le vin
coulait à flots, blanc et rouge, de raisins éclatés et de fruits mûrs comme les
seins de ces femmes allongées, alanguies. Les hommes pénétrés d’envies flamboyantes,
et depuis cette nuit de douceurs fruitées
aux confins des ardeurs qui rendent bienheureux.
C’est là-bas, dans une région isolée, où peu
de voyageurs s’aventurent. Elle a là, sa maison comme une trouée de verdure sur
le haut d’un chemin de sables et de coquillages.
Les murs tendus de carmin ont
enregistrés chacune des soirées qu’ils ont passés ensemble, depuis la première
rencontre au cours de cette fête à la Meaulnes où les couronnes fleuries
flottaient sur la mer, où des barques portaient les flammes des Morana, où les
femmes et les hommes dansaient sous la lune délicatement parée d’argent.
Dans chaque moment du sommeil
sombre de ces nuits éparses aujourd’hui, il a tenu son corps contre lui, lyre harmonieuse
qui jouait la musique mélodieuse d’Eros ; ils s’unissaient et se
désunissaient au rythme des vagues ; chaque saison apportait d’autres
interrogations amoureuses. Liées, déliées, soudées, les chairs envoûtées s’aimaient avec force et
volupté.
Une aphrodisiaque pureté émane encore
de la chambre d’amour rouge. Je les revois encore. Dénudés, ils marchaient à
travers les pièces où se lovaient dans les fauteuils moelleux, s’ encerclant
l’un l’autre, se chuchotant des mots qui ne s’oublient jamais. Elle tournoyait
nue, dans le jardin, lui, nu également,
cueillait des fleurs qu’il déposait ensuite sur son corps couché au creux des
herbes flexibles, alors leurs étreintes nuptiales clamaient l’hyménée, il buvait
dans le cœur de la rose l’eau vive de la jouissance, le sel des pores de leurs
peaux bronzées irradiaient de brises et d’îles enivrantes, la sueur sur leurs
peaux ruisselait, de légèreté et de fertilité, les oiseaux chantaient dans le
jardin entouré de hauts murs moussus.
Sur le parchemin de leurs âmes
extasiées, ils ont inscrits les mots venus de l’ailleurs, leurs gorges telles
des amandes qui transfigurent l’oécane coupe du monde, leurs tendresses
façonnées de désirs dès la clarté du jour.
En leur monde le monde se
réjouissait.
J’étais assise dans le coin le
plus reculé de la pièce, un livre ouvert sur les genoux, lorsqu’elle entra… Encore
revêtue de baisers, de caresses et d’échos merveilleux de la longue nuit d’épousailles,
vécue sur le matelas parfumé de roses et de jasmin.
Je me lève maintenant. J’ouvre la porte qui
grince sur ses gonds et je pars, car ici, je ne suis pas chez moi. Dans le fond
du parc, il y a deux tombes. Ici repose… Deux jasmins blancs se vrillent sur la
sculpture d’un couple enlacé qui s’embrasse.
Ils vivent à jamais dans nos
mémoires car ils se sont aimés, se sont perdus et se sont retrouvés sans jamais
se trahir. Ils ont marqué les mémoires des gens du village par leur beauté et
leur tendresse. On parle d’eux le soir à la lune vacillante, devant le feu de
bois. On raconte aux enfants la légende des amants du manoir abandonné. On
écrit leurs voyages et on chante leurs souvenirs.
J’ai laissé dans le tiroir de la
coiffeuse les lettres que j’ai lu, les rubans parfumés et les fleurs séchées.
J’ai touché doucement les draps
qui portent pour toujours leurs empreintes et leurs odeurs. Dans ce parfum
chaud au cœur de l’été, j’ai entendu leurs voix mélodieuses et le clapotis de
l’eau autour de la barque qui les a enseveli, en cette onde marine sauvage
alors que le phare s’allumait une dernière fois.