vendredi 15 octobre 2010

la nuit qui pleure.


Puisqu'il y aura grève demain, il serait doux de rester au bord de la mer, de ne pas revenir dans la ville hurlante, colorée où marchent les gens, où déambulent les banderoles presque chinoises, "ce serait comme une fête" dit l'enfant ; les affiches crient de couleurs chaudes. La rue fume, les coeurs brûlent. Je marche avec eux et je reste aussi sur le trottoir, je regarde, dédoublée. Pourquoi suis je là ? La colère, la haine, l'autre m'indiffère : il gesticule dans l'image, il n'est qu'une image. L'autre m'importune. Pourquoi me provoque t' il ? Je ne sais pas...
Le blessé qui sommeille sur le brancard me dit que c'est la chair qui pleure. L'homme qui souffre est devenu un enfant qui a peur. La foule crie car elle a peur, on a tous peur. Du loup, du lion, de la cruauté... Cinq heures quinze du matin, pas de pitié pour les patients, heure de la toilette, examens à venir. Rien n'empêche la mort, la guerre, la méchanceté... Rien n'empêche la dictature par la parole, par le geste, par l'ennui, il y a des tyrans qui s'ennuient, des chefs qui n'en sont pas, bref, tout se disloque, même les rochers des falaises s'effritent, la mer déroule son hurlement d'automne, les feuilles tombent des arbres, et nous, nous craignons l'avenir.
Demain, oui, que sera demain ? Cette nuit, certains patients étaient agités, anxieux, demandeurs de présence, de réconfort. On dit qu'existe la dépression automnale, cette époque devient lourde, manteau de sommeil et de pluie, tous les regards se croisent, se décroisent, les mains jointes sur le corps endormi à jamais. les mains serrées les unes contre les autres, empêcher la police de charger, menacer, empêcher la foule d'avancer, Le passé est mort, vive le passé ! Cette nostalgie d'hier empêche de voir. Le brancard était lourd, je peinais à le pousser. Des gouttes de sang sur le drap et sur la couverture, le malade geignait doucement, j'entendais le chuintement des ascenseurs dans l'hôpital vide. Je marchais ; tout est vide, anonyme, blanc lèpreux, le bruit de mes pas décroît lentement, les lumières des néons sont violentes.

"Ce pays  a la fraîcheur molle des bords des eaux.
les chemins s'enfoncent obscurément, noirs de mousses,
vers des épaisseurs bleues pleines d'ombre d'amour. "
Francis Jammes.

Je pense à ce patient si calme et si patient ! Ecouter cette voix aux accents profonds, le verbe distingué, la phrase vive, le geste alerte. Doux, il conte et raconte des histoires d'hier, la guerre et les voyages ; les rêves qui s'éternisent et l'amour de son épouse. Une demeure rue Nationale ; étrange coïncidence : la grand mère de mon époux  avait, elle aussi,  une maison rue nationale ; une boutique de bonneterie. Son mari était mort en 1940, c'était la guerre et il fallait vivre ; supporter les réquisitions et les exodes. Lutter.  Partir et ne pas savoir. Que retrouverons nous en revenant ?  De si loin. Toujours devoir partir, c'est presque fuir.

"Dans le ciel rayé par l'hirondelle alerte,
le matin qui fleurit comme un divin rosier
parfume la feuillée étincelante et verte
où les nids amoureux, palpitants, l'aile ouverte,
a la cime des bois chantent à plein gosier
le matin qui fleurit comme un divin rosier
dans le ciel clair rayé par l'hirondelle alerte."
Leconte de Lisle.

Le bel homme aux longues mains qui se croisent sur le drap froissé ne bouge pas. Il parle doucement et la nuit s'étire, fuseau des heures qui s'enfoncent dans le coeur de la poésie. La beauté respire autour de nous ; l'élan de la vie entière et pleine, emplie de rires et de larmes ; chansons d'hier, songes perdus ; un souffle passe, rien n'est plus.
Et ce merveilleux bonheur, ici, dans le sein de la nuit, dans une chambre d'hôpital : celui de lire et entendre les vers de Milosz et de découvrir quelqu'un qui aime ce poète, qui le connaît.

" Je dis : ma mère. Et c'est à vous que je pense, ô maison !
Maison des beaux étés obscurs de mon enfance, à vous
Qui n'avez jamais grondé ma mélancolie, à vous
Qui saviez si bien me cacher aux regards cruels, ô
Complice, douce complice !..."
Insomnie de Milosz

Puis le travail reprend  ; un temps "de repos dans le vent" disait Gibran et voilà qu'il faut se quitter, le regard soudé à la clarté d'un autre regard, l'âme vibrante d'une symphonie inachevée.

C'est la toilette de la chambre dix-neuf. Pauvre dame qui n'arrive plus à bouger, même parler lui est insupportable et pourtant, elle me sourit, calme ; elle ne pleure plus, elle a bien dormi, tout de même ou malgré tout. L'érable devient sépia, je l'aime quand il est rouge aussi. Pas d'oiseaux. On n'entend plus les oiseaux à quatre heures du matin...
Trop d'odeurs, d'ethers, d'urines, trop de pansements qui tombent du lit. Trop de poubelles à vider, de sacs de linges croulants de poids. Trop de corps disjoints, disloqués, trop de regards en attente d'espérance, douleurs et fièvres. Comme un arbre tordu. Comme des herbes devenues folles.
Le passé devient notre présent, la foule marche et crie. Une seule voix. Est ce vrai ? On dit qu'ils ont marché jusqu'au bout de la nuit et qu'ils sont revenus, chacun portant un croissant de rires, de joies, et qu'ils souriaient, de bonheur. Non, ce n'est q'un rêve. Qui reviendra de là-bas pour nous raconter le jardin de la mort ? Le malade s'est réveillé, il réclame le bassin. Puis il parle de son jardin, de son chat, trois semaines déjà qu'il est allongé là, qu'il a mal, si mal, cette plaie béante, cette cicatrice infectée. Puis il pleure, s'endort en me tenant la main.
La foule dehors s'est arrêtée de marcher. Plus un bruit, chut, chut, c'est encore la nuit, demain, nous verrons bien... Cinq heures quinze, la toilette de la chambre dix neuf. Il fait chaud maintenant. Les draps glissent entre mes mains gantées que je serre aussi ensuite sur le gant et le savon. La fragrance de l'eau de Cologne se mêlent à l'eau tiède, bulles da savon, envolez vous ! Mousses de savon et d'eau de nuit .
 Il y a si longtemps, cette escapade au Mont Saint Michel. Maintenant, je reste là, face à la vague mourante, mes désirs dans le sable, coquillages de mes humeurs, et je regarde au loin, sans rien voir, je me laisse enlacer par les embruns, l'écume neigeuse m'est douce. Maintenant, Sabine reste là. Elle ne sait pas qu' elle est demeurée face à la mer, sur la longue digue solitaire. Maintenant, je pense à cet homme aux cheveux gris, si calme et si philosophe, l'amour de la sagesse vire en lui, dans les fibres de son être.
D'hier et de cet autre et lointain automne. Demain pendant la manifestation, le malade de la chambre ving cinq repassera au bloc, pour la quatrième fois. peut-être demain mon ami poète nous aura quitté... Sabine songe, face à la mer, c'était hier et c'est demain, disait la chanson...

mercredi 13 octobre 2010

rouge, le coeur de la nuit.


les jeux d'enfance ou d' innocence, les ombres qui s'enlacent ou les formes qui marchent, l'eau bleue et la vitre fermée ; où est la jolie poupée à la robe blanche, aux cheveux blonds ? La poupée de Pologne qui me regardait du haut d'une antique armoire de bois sculpté et que l'on m'a donnée en souvenir. Tant de couleurs et de bonbons qui dansent dans les yeux. L'oiseau qui chante sur la grille, le chat qui se sauve, papillon envolé, les ailes du cygne mort sur l'herbe verte et gelée du jardin. Le lac, hier, était glacé.
Maintenant, trois fillettes vont tournoyer entre les arbres aux feuillages pourprés. C'est l'automne, il faisait très froid cette nuit. Au fond de ces yeux qui m'observent, le parfum des amandes encore vertes, le goût de la marjolaine et le brouillard d'octobre sur la plaine nue.
Une fillette tournoyait au gré des rayons de lune, au clair de la lune, mon ami disparu, Pierrot qui marche au loin ; les légendes des fées et les fées des légendes, cet effet qui nous défait et nous surprend.
Au sein de la nuit enflammée, un feu de bois qui flamboie, au fond de la cour envahie de feuilles volantes et craquantes. Des éclats jaunes tanguent sur les cheveux bruns.
L'enfance, le temps de l'ours et du lutin, tous ces rêves qui s'évadent de la boîte à merveille de Pandore. Les roses s'enlisent dans un sommeil frais. Leurs pétales se recroquevillent. La fillette s'engouffre sous sa couette, terrorisée, de quoi aurait elle peur ?
Dans le parc du château sans nom, un paon lance sa plainte noctambule. j'avais peur de ce cri, on me disait que c'était le loup. La nuit tombait goutte à goutte, s'infiltrait en nous tandis que marchions lentement. La grand mère disait que le loup vient prendre les enfants désobéissants, que le loup ou alors parfois Baba Yaga savent où ils vivent, qu'on ne peut tricher avec le bien et le mal.
Là-bas, au creux de la pénombre, une Marie- Magdeleine de voiles et de parfums comme d'un linceul brodé, recouverte, à la robe de songe qui suinte, presque de sang ; dentelles ou toiles arachnéennes : toutes ces vieilles histoires des grands mères. La morte errait dans la forêt, elle n'était jamais partie. Elle pleurait sur la pierre tombale. Elle appelait celui qui passe et elle l'enveloppait de plumes de paons.
Des clartés ici, des lumières de la ville, là-bas, les voitures sur l'autoroute, un train qui passe. Des automnes ensevelis, une chaussure oubliée dans un champ, un voile de mariée qui vole au vent. Elle vient, elle s'avance, entourée de rayons de lune, de lueurs cendrées ; secrète, fascinante, ses bras enserrent un grimoire de cuir rouge, d'où s'échappent quelques feuillets à l'encre pâlie. Des grappes de chevelures ou de raisins, frisures de soleil et d'opiacées.
Le corps ployé vers l'argile décompose ses mouvements, agencements de visages, de membres et de bras qui expriment une noce dévoilée mais aussi presque lugubre. Dans la pièce aux double rideaux fermés, la fillette se ploie, l'ombre est démesurée.
Le long d'une chambre aux portraits, écoute la chanson perdue. Galerie de visages : meurtrissure, baisers volés, pommes croquées. Saisir sur le vif. Prendre. Respirations nouvelles. Gorge ouverte, de noir gothique, intervalle blanc, nuages sur le port. Des jambes et des fleurs bleues. L'abandon au rouge à lèvres trop rouge. Des ongles de sorcière : trop rouge aussi, l'enfant demande " pourquoi la dame a du sang sur les ongles de ses doigts ? "
Le chaperon rouge a rencontré le loup dans la forêt. Elle n'a pas peur, elle lui offre le beurre et il en mange. Il trouve que c'est bon. Sur le cou de la grand-mère, le loup a laissé un collier de sang. Mais il est rouge, ce n'est donc pas le collier de la reine.
Le nain à la hache marche à pas feutrés sur la mousse. La petite fille met du rouge à lèvres pour embrasser le loup. Elle est polie, elle dit "bonjour monsieur le loup" et elle rit aux éclats. De quoi aurait elle peur ? Oh tiens ! je vois qu'elle a mis les talons de sa mère et qu'elle marche en chancelant ! Rouge, la rose de Saadi et la pelle de plage délaissée, la tulipe dans le vase de cristal, et rouge le coeur qui bat.

(un grand merci à Jean et Sabine qui m'ont offert cette boîte argentée vide,  ainsi j'ai pu en faire un "paysage de chaperon rouge". )

mardi 12 octobre 2010

tu n'as rien vu à Sarov...



Atomika l'araignée a terminé sa toile irradiante



Hiroshima, mon amour. Marguerite Duras.

« LUI : Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien. ELLE : J'ai tout vu. Tout... Ainsi l'hôpital je l'ai vu. J'en suis sûre. L'hôpital existe à Hiroshima. Comment aurais-je pu éviter de le voir ? LUI : Tu n'as pas vu d'hôpital à Hiroshima. Tu n'a rien vu à Hiroshima... ELLE : Je n'ai rien inventé. LUI : Tu as tout inventé. ELLE : Rien. De même que dans l'amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier, de même j'ai eu l'illusion devant Hiroshima que jamais je n'oublierai. De même que dans l'amour. »

«- Tu n’as rien vu à Sarov !
-Je crois que j’ai tout vu… Et aussi, j’ai entendu ce que disent les gens… Et j’ai marché comme eux dans le sentier de la Vierge…
-Tu n’as rien vu à Sarov ! Il n’y a plus rien à voir désormais. Séraphim est parti depuis si longtemps…
-Mais si, j’ai vu l’icône du saint, il a été choisi comme patron du nucléaire. On raconte, dans son pays, car c’est là qu’il a vécu comme moine, qu’il irradiait la lumière du Saint-Esprit dans la forêt lorsqu’il parlait à son compagnon : tous deux étaient dans un feu qui ne brûle pas, assis sur un tronc, la neige blanche et chaude mais qui ne fondait pas, autour d’eux, et ils nageaient en pleine félicité, ils parlaient et n’avaient pas froid, ils étaient ailleurs, loin d’ici.
-. Aujourd’hui, la forêt de Sarov est détruite par les flammes, les pompiers coupent les arbres, la centrale nucléaire installée dans le vieux monastère semble calme, si calme. Mais c’est un incendie qui couve ! Non, tu n’as rien vu à Sarov ! Comme tu n’avais rien vu à Tchernobyl, la terre de cendres noires, la terre sombre, l’obscurité parmi la clarté des regards, la joie simple et la catastrophe.»
-Les lapins mutants et les chiens sauvages, oui, on me l’a dit. Les carottes géantes qui sont délicieuses, les enfants qui naissent sans bras ou sans jambes, les irradiés qui buvaient du lait, comme contre-poison ! Oui, les lambeaux de chair qui te restent dans la main quand tu les caresses, les aimés et la mort, comme une longue femme blanche brillante, qui vient et ne repart plus ! Oui j’ai vu à Sarov, j’ai tout vu !
-Non, tu n’as rien vu non plus à Tchernobyl, non plus ! Tu n’as rien compris ! Tu ne fais que rêver, que dormir ! »
J’ai rêvé cette nuit que je me réveillais : c’est alors que je voyais dans mon œil gauche une éclipse de soleil, je voyais un rond noir au centre de mon œil et il se déplaçait avec moi. Vénus la chatte au fond du jardin envahi de lierres et de fougères se blottit dans les bras de Cyprien. Mon père se tient seul à la grille en fer forgé d’un jardin, cette grille est entrouverte.
C’est le cimetière des morts. Il est situé à l’entrée d’un grand jardin, là, des pierres tombales, les défunts y sont allongés et semblent attendre ; parfois, l’un d’eux se lève et s’avance le long d’un sentier bordé de cyprès vers une clairière, perplexe. Que fait il ici ? Que doit il faire? Où aller ainsi, seul ?
« Tu n’a rien vu à Sarov ! Dans l’église la chapelle est vide. Des femmes pleurent, se tordent les mains, les cheveux couverts de foulards colorés.
-J’ai entendu les moines qui chantaient et j’ai vu qu’ils marchaient en procession, le long du sentier de la Vierge. J’ai mangé le poisson sacré des druides… Non, je n’ai rien vu d’autre à Sarov, sauf des gens qui criaient, des enfants qui jouaient avec des poissons morts, des herbes hautes, plus hautes que les maisons.
-Tu n’as rien vu nulle part, il n’y a rien à voir, seulement des poussières d’étoiles, des particules dorées, des morceaux d'argent qui éclaboussent nos songes, des espérances et des chansons de jeunesse au fond de nos gorges.
La lune danse au fond de nos yeux, Pierrot est là, assis sur le croissant des lumières nocturnes ; un lait blanc traverse la voie céleste, nous regardons et nous voyons les maisons endormies, la planète bleue, les poules vagabondes, les chars de guerre qui s’entassent à certaines frontières, des explosions rouges et sombres, des corps qui tombent, des suaires livides déchirés, des tombes qui éclatent, "des mains tendues, des mains brisées", disait le poète. "Des mains ouvertes".
La neige tombe lentement dans la forêt. Les bûcherons ont froid, ils boivent de la vodka. Les ouvriers travaillent dans l’usine qui fait peur, les femmes tremblent. Les enfants jouent dans la cour de récréation. Le moine fou se recroqueville dans la chapelle glaciale, il a vu la lumière qui ne brûle pas, il ne sait plus son nom, il a perdu le jardin de son enfance.
-Tu n'as rien vu à Hiroshima, écrivait t' elle.
-La forêt ne brûle plus. Les prières sont comme des fleurs dans le jardin des anges, dit la vieille femme toute courbée.
Dans la ville proche, les gens bougent, travaillent, avancent ou reculent, ils ne voient rien, ils croient tout voir. Au milieu d’une chambre, il existe trois portes. L’une est peinte en rouge, l’autre en jaune, et la dernière toute verte.
Tu vois ce trou dans le mur, derrière, il y a la vie, nous traverserons aussi le feu et la forêt, et nous découvrirons le paysage enfermé dans la chambre noire ; les maisons vides sont lourdes de souvenirs, de présences, livres éparpillés, rêves perdus, animaux engloutis dans le vide. La cite ne dort pas, elle veille dans le sanctuaire du feu destructeur. La zone demeure en nous comme l'ouverture d'une symphonie inachevée. Tout persiste à mourir, à se transformer, à se défaire du spontané. La mort qui irradie est à l'oeuvre, est une oeuvre humaine. Scintillant,e verte et lourde comme les nuages de l'orage ; un orage qui efface la mémoire sur son passage. Ce qui reste c'est le silence de l'atome. L'araignée Atomika a tissé sa toile, elle nous encercle et nous étouffe. Ne crainds pas la nuit, ni les voiles obscurs du ciel qui s'étendent sur nous, la chambre s'ouvre lentement...
-Non tu n’a rien vu… A Sarov »

lundi 11 octobre 2010

la plage des acanthes



Le jardin sommeille auprès de la mer. Les orties le long de la route veillent, assoiffées. Les cendres tombent du ciel. Dans la plus haute figure de ma tristesse est vivante mon ombre. Quelqu'un pleure en moi. C’est une vieille femme assise sur l’herbe devant une tombe d’argile couverte de bruyères. Sur la photographie incrustée dans la pierre, c’est mon visage que je dévoile lorsque j’écarte les branches du rosier qui s’entortille et grimpe. Au plus profond de l’obscurité de la cave dans la maison d’Alphonse, un silence presque religieux.
Buissons de myosotis où le ciel se fait si bleu et si proche, une eau de mer, noctambule, plage de souvenirs, autre temps, autre refuge. Le linge est pendu, les draps battent le vent, sur la corde tendue entre les deux branches du tilleul et du noyer.
La poussière du jour enfle, gonfle : l’air est soudain si gris. Les rameaux des fleurs s’entrebaillent, découvrent un petit chemin qui monte vers l’aurore orpheline, somnambule.
Dans un miroir de chagrin, au fond du vieux couvent, la poupée oubliée se recouvre de toiles d’araignées. Le mur moisit là où glisse l’eau des pluies du Nord. Des octaves sévères se balancent sur les arbres. Les mains vertes s’agitent, se ploient vers les simples du jardin, les hortensias ici sont bleus. Ils ne tremblent pas sur le remblai sans soleil.
Les acanthes s’élancent, la dormante du cimetière est cette amante en robe blanche, passante de nos aubes. Lors du crépuscule la belle dame noire se cache dans les plis de l’obscurité. Qui se souviendra de ceux qui sont morts ? De ceux qui n’ont plus de nom ? Les myosotis disent " ne m'oublie pas". Dans la bassine de métal, les poissons bleus dansent, on peut imaginer les feuillages des arbres, tout près du petit pont.
Le brouillard nous égare parfois, tôt le matin, au sortir du lever. Sur la vague aucun bateau encore. La mousse muette s’accroche aux tristes enfances mais douce, humide, elle accueille le papillon. Demain, j’irai somnoler dans la plus haute tour de la maison. Pas de batteuse venue dans le champ de blés.

Les poissons d'argent




J’étais venue dans la vieille maison close au bord de la route où personne ne passait plus jamais, j’étais venue, depuis ce temps si lointain, inconnu de moi même, ce temps d' il y a si longtemps, et j’avais tout oublié. Hier devenait maintenant plus proche que cette fleur du verger que je regardais , j’étais revenue dans la vieille maison aux hortensias bleues. La porte de la cuisine était entrouverte mais aucune odeur de pot au feu, ni de bouillon de légumes frais. Un étrange parfum de sépulcre et de poussière. Dans le jardin que je venais de traverser, aucune fleur, la porte grinçait, je forçais pour l’ouvrir entièrement et entrer. Sur la balançoire, une fillette transparente, blonde et blanche comme l’écume des vagues ; à ses pieds, de l’herbe rase, écrasée. J’entrais dans la cuisine d’antan, j’avais le sentiment de pénétrer dans un sanctuaire. Plus rien ne semblait avoir bougé depuis le dernier jour où je m’étais arrêtée ici.
La fenêtre est ouverte, de longues herbes la tiennent captive. Pas de feu, pas de lampe allumée, les chaises sont rangées autour de la table. Je traverse la pièce vide aux meubles morts. J’entre dans la chambre, il n’y a pas de porte, juste une tenture pourpre qui sert de cloison. Le lit me fait face. Sur la table de chevet, les deux chandeliers brillent d’une petite lueur tremblotante. La croix ramenée de Pologne se dresse entre eux, le calice est vide. Personne n’est couché dans le lit. Au-dessus de la couche, à la tête du lit, un grand cadre qui représente l’enfant Jésus et ses parents à Nazareth. Une porte à ma droite, qui m’est inconnue ; lorsque j’étais enfant, elle n’existait pas. Curieuse, je m’avance, la voici qui s’ouvre lentement… Je glisse un œil, la vieille dame est assise là, dans un beau jardin de marjolaine et de thyms, de myrte et de romarin. Elle tricote en chantant une complainte lente de son pays.
« Comme se sont enfuies les minutes de la vie,
Comme passe si vite le temps,
Dans un an, dans un jour, dans une minute, nous nous reverrons tous… »
C’est une autre chambre, enfouie dans la mousse de mes souvenirs, pas de bruits, pas d’odeurs. Plus loin, pas d’enfant non plus qui pleure dans le cellier des pommes de terre et dont les pieds roulent, roulent sur le tas de tubercules qui s’effondre sous son poids. Pas de sang qui s’écoule sur les draps blancs, pas de femme qui porte une bassine d’eau fumante, pas de cris. Je m’assieds quelques minutes dans la buanderie aux longues vitres qui regardent le couloir. Des ombres y demeurent, qui tournent et tournent. A l’intérieur du bahut aux parfums d’automne et de neige, je n’ai retrouvé aucune des assiettes fleuries, aucun verre de cristal.
Là-bas, c’était ma chambre, la chambre bleue qui se mirait dans le jeu du saule-pleureur. L’arbre fut abattu. La chambre est fermée à jamais. Je suis sortie, j’ai attendu dans l’allée des plantes folles et sauvages que le petit Daniel vienne jouer avec moi, comme avant,  mais il n’est pas venu. Il vit trop loin d’ici, dans cet autre jardin de mémoire où je ne suis pas encore partie. La maison où il vivait est une ruine maintenant. Au cœur de la nuit, des fruits rouges : cerises-lucioles des instants gais de jadis et qui imitent le feu d’artifice des jours de fête foraine. Je suis venue de là où se lève le soleil, il fera beau aujourd’hui, tu n’auras plus jamais froid.
Dans la longue et vétuste maison endormie, il m’est si difficile d’entrer dans les chambres qui donnent sur la route. Elles sont froides et opaques, je vois deux lits de fillettes, une étagère, un tissu qui sépare les deux pièces, qui bouge au rythme de l’air, c’est un lieu de pénombre et d’agonie, de peur et de lambeaux.
Un vieil air de musique insipide suinte des pierres, les livres qu’alors je lisais sont ouverts à la dernière page. Les paragraphes se superposent ; les lettres des mots deviennent sable et flammes. Les hortensias bleus et le romarin sont fiers et beaux, je les regarde par la fenêtre.
Une nuée de miel plane sur la mer aux bateaux amarrés, il n’a pas encore plu, peut-être n’y aura t’il pas de pluie. La déchirure des rochers se renverse vers le couchant, l’étonnante vague s’allonge, confiante, sur le sable mou. Je ne trouve pas beaucoup de coquillages.
Les hirondelles voletaient légères et hautes dans le ciel, ce matin, la brume d’été s’estompait au loin, un camion de grumes coupés hier dans la forêt passait rapidement sur la route. Le chien de l’ébéniste aboie encore, il devait rêver de lapins cette nuit car il a hurlé plusieurs fois, cela m’a réveillée. Le balancier de cuivre : tic-tac, rompt le pain du silence, il appesantit l’espace de la respiration, pourquoi mesurer le temps qui passe avec un instrument qui fait du bruit ?
Les champs de maïs au bruissement désaltérant environnent la maison. Une année est passée déjà. Voilà sept ans aussi, la première fois. La mer est toujours aussi belle, forte et grave, comme une épousée d’antan dans la chambre des noces. Je lève les yeux du livre que je lis, une voiture blanche passe devant la fenêtre, elle roule assez vite, le volet claque à l’étage, il faudra que j’aille le rabattre.
Je rêvais cette nuit encore de la demeure ancienne, au-dessus d’elle planait un grand dragon qui étendait son ombre, puis la maison prenait feu, les flammes l’environnent, 1939, je vois l’époque inscrite en lettres enflammées sur le sol. Sur la route de Kéricun, deux faons voulaient traverser la chaussée, ils se sont arrêtés, m’ont regardés et se sont enfuis vers le bois de Gommenec’h.
Chez le brocanteur j’ai trouvé et acheté un album de voyage d’un médecin anglais. C’est là que je retrouve la demeure dont j’ai toujours rêvé, comment cela est il possible ?
J’ai rêvé que sous des feuilles d’automne se cachait une tortue géante, je la délivrais puis, je la laissais vivre dans mon jardin. La veille, j’avais rencontré pendant mon sommeil les ombres errantes d’une femme morte qui désirait sans cesse revenir à la vie ; elle me suivait de son regard, allongée dans son cercueil, elle se blottissait parmi mes vêtements dans ma garde-robe, elle s’insinuait dans ma vie, dans mon lit comme une mouvante et éternelle sorcière…
C’est une si vieille plage comme une terre de sable, de coquillages, de fossiles, j’aime à m’y perdre. Les écueils et les algues, les tracteurs qui reviennent prendre les bateaux de pêche. Une odeur de gazoil et de poissons, le rire des enfants, les demeures hautaines qui dérivent le long du rivage. Une rive emplie d’âge, promesse d’éternité. J’aimais « les poissonnets » petite maison de pêcheurs au jardin foisonnant, au potager riche et fertile.

Les petits poissons d'argent dorment dans la bassine de métal. Sur le feu chante la bouilloire. Un parfum de café chaud, la porte est entrouverte. le chat se lance dans les feuilles dorées, cherche à les attraper. le vent se lève, souffle plus fort. L'érable devient rouge.

Une fillette, un arc d'or dans les bras traverse la forêt. Sa robe est blanche. Elle cache trois noisettes dans sa poche. Je prends ces noisettes, je les cache dans la boule de sable. Les enfants ont passé des instants de rire et de soleil, au bord de la mer, à lisser cette sphère, qui ne tournera qu'au fond de l'eau. Pour la joie des yeux ronds des poissons, boule roule et s'enroule, pomme ronde, jeu de sables et d'écumes, l'été est perdu sur la rive, enseveli, la marée monte encore, grande marée, l'automne s'endort dans un nid d'images.