mardi 12 octobre 2010

tu n'as rien vu à Sarov...



Atomika l'araignée a terminé sa toile irradiante



Hiroshima, mon amour. Marguerite Duras.

« LUI : Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien. ELLE : J'ai tout vu. Tout... Ainsi l'hôpital je l'ai vu. J'en suis sûre. L'hôpital existe à Hiroshima. Comment aurais-je pu éviter de le voir ? LUI : Tu n'as pas vu d'hôpital à Hiroshima. Tu n'a rien vu à Hiroshima... ELLE : Je n'ai rien inventé. LUI : Tu as tout inventé. ELLE : Rien. De même que dans l'amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier, de même j'ai eu l'illusion devant Hiroshima que jamais je n'oublierai. De même que dans l'amour. »

«- Tu n’as rien vu à Sarov !
-Je crois que j’ai tout vu… Et aussi, j’ai entendu ce que disent les gens… Et j’ai marché comme eux dans le sentier de la Vierge…
-Tu n’as rien vu à Sarov ! Il n’y a plus rien à voir désormais. Séraphim est parti depuis si longtemps…
-Mais si, j’ai vu l’icône du saint, il a été choisi comme patron du nucléaire. On raconte, dans son pays, car c’est là qu’il a vécu comme moine, qu’il irradiait la lumière du Saint-Esprit dans la forêt lorsqu’il parlait à son compagnon : tous deux étaient dans un feu qui ne brûle pas, assis sur un tronc, la neige blanche et chaude mais qui ne fondait pas, autour d’eux, et ils nageaient en pleine félicité, ils parlaient et n’avaient pas froid, ils étaient ailleurs, loin d’ici.
-. Aujourd’hui, la forêt de Sarov est détruite par les flammes, les pompiers coupent les arbres, la centrale nucléaire installée dans le vieux monastère semble calme, si calme. Mais c’est un incendie qui couve ! Non, tu n’as rien vu à Sarov ! Comme tu n’avais rien vu à Tchernobyl, la terre de cendres noires, la terre sombre, l’obscurité parmi la clarté des regards, la joie simple et la catastrophe.»
-Les lapins mutants et les chiens sauvages, oui, on me l’a dit. Les carottes géantes qui sont délicieuses, les enfants qui naissent sans bras ou sans jambes, les irradiés qui buvaient du lait, comme contre-poison ! Oui, les lambeaux de chair qui te restent dans la main quand tu les caresses, les aimés et la mort, comme une longue femme blanche brillante, qui vient et ne repart plus ! Oui j’ai vu à Sarov, j’ai tout vu !
-Non, tu n’as rien vu non plus à Tchernobyl, non plus ! Tu n’as rien compris ! Tu ne fais que rêver, que dormir ! »
J’ai rêvé cette nuit que je me réveillais : c’est alors que je voyais dans mon œil gauche une éclipse de soleil, je voyais un rond noir au centre de mon œil et il se déplaçait avec moi. Vénus la chatte au fond du jardin envahi de lierres et de fougères se blottit dans les bras de Cyprien. Mon père se tient seul à la grille en fer forgé d’un jardin, cette grille est entrouverte.
C’est le cimetière des morts. Il est situé à l’entrée d’un grand jardin, là, des pierres tombales, les défunts y sont allongés et semblent attendre ; parfois, l’un d’eux se lève et s’avance le long d’un sentier bordé de cyprès vers une clairière, perplexe. Que fait il ici ? Que doit il faire? Où aller ainsi, seul ?
« Tu n’a rien vu à Sarov ! Dans l’église la chapelle est vide. Des femmes pleurent, se tordent les mains, les cheveux couverts de foulards colorés.
-J’ai entendu les moines qui chantaient et j’ai vu qu’ils marchaient en procession, le long du sentier de la Vierge. J’ai mangé le poisson sacré des druides… Non, je n’ai rien vu d’autre à Sarov, sauf des gens qui criaient, des enfants qui jouaient avec des poissons morts, des herbes hautes, plus hautes que les maisons.
-Tu n’as rien vu nulle part, il n’y a rien à voir, seulement des poussières d’étoiles, des particules dorées, des morceaux d'argent qui éclaboussent nos songes, des espérances et des chansons de jeunesse au fond de nos gorges.
La lune danse au fond de nos yeux, Pierrot est là, assis sur le croissant des lumières nocturnes ; un lait blanc traverse la voie céleste, nous regardons et nous voyons les maisons endormies, la planète bleue, les poules vagabondes, les chars de guerre qui s’entassent à certaines frontières, des explosions rouges et sombres, des corps qui tombent, des suaires livides déchirés, des tombes qui éclatent, "des mains tendues, des mains brisées", disait le poète. "Des mains ouvertes".
La neige tombe lentement dans la forêt. Les bûcherons ont froid, ils boivent de la vodka. Les ouvriers travaillent dans l’usine qui fait peur, les femmes tremblent. Les enfants jouent dans la cour de récréation. Le moine fou se recroqueville dans la chapelle glaciale, il a vu la lumière qui ne brûle pas, il ne sait plus son nom, il a perdu le jardin de son enfance.
-Tu n'as rien vu à Hiroshima, écrivait t' elle.
-La forêt ne brûle plus. Les prières sont comme des fleurs dans le jardin des anges, dit la vieille femme toute courbée.
Dans la ville proche, les gens bougent, travaillent, avancent ou reculent, ils ne voient rien, ils croient tout voir. Au milieu d’une chambre, il existe trois portes. L’une est peinte en rouge, l’autre en jaune, et la dernière toute verte.
Tu vois ce trou dans le mur, derrière, il y a la vie, nous traverserons aussi le feu et la forêt, et nous découvrirons le paysage enfermé dans la chambre noire ; les maisons vides sont lourdes de souvenirs, de présences, livres éparpillés, rêves perdus, animaux engloutis dans le vide. La cite ne dort pas, elle veille dans le sanctuaire du feu destructeur. La zone demeure en nous comme l'ouverture d'une symphonie inachevée. Tout persiste à mourir, à se transformer, à se défaire du spontané. La mort qui irradie est à l'oeuvre, est une oeuvre humaine. Scintillant,e verte et lourde comme les nuages de l'orage ; un orage qui efface la mémoire sur son passage. Ce qui reste c'est le silence de l'atome. L'araignée Atomika a tissé sa toile, elle nous encercle et nous étouffe. Ne crainds pas la nuit, ni les voiles obscurs du ciel qui s'étendent sur nous, la chambre s'ouvre lentement...
-Non tu n’a rien vu… A Sarov »

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