vendredi 15 octobre 2010

la nuit qui pleure.


Puisqu'il y aura grève demain, il serait doux de rester au bord de la mer, de ne pas revenir dans la ville hurlante, colorée où marchent les gens, où déambulent les banderoles presque chinoises, "ce serait comme une fête" dit l'enfant ; les affiches crient de couleurs chaudes. La rue fume, les coeurs brûlent. Je marche avec eux et je reste aussi sur le trottoir, je regarde, dédoublée. Pourquoi suis je là ? La colère, la haine, l'autre m'indiffère : il gesticule dans l'image, il n'est qu'une image. L'autre m'importune. Pourquoi me provoque t' il ? Je ne sais pas...
Le blessé qui sommeille sur le brancard me dit que c'est la chair qui pleure. L'homme qui souffre est devenu un enfant qui a peur. La foule crie car elle a peur, on a tous peur. Du loup, du lion, de la cruauté... Cinq heures quinze du matin, pas de pitié pour les patients, heure de la toilette, examens à venir. Rien n'empêche la mort, la guerre, la méchanceté... Rien n'empêche la dictature par la parole, par le geste, par l'ennui, il y a des tyrans qui s'ennuient, des chefs qui n'en sont pas, bref, tout se disloque, même les rochers des falaises s'effritent, la mer déroule son hurlement d'automne, les feuilles tombent des arbres, et nous, nous craignons l'avenir.
Demain, oui, que sera demain ? Cette nuit, certains patients étaient agités, anxieux, demandeurs de présence, de réconfort. On dit qu'existe la dépression automnale, cette époque devient lourde, manteau de sommeil et de pluie, tous les regards se croisent, se décroisent, les mains jointes sur le corps endormi à jamais. les mains serrées les unes contre les autres, empêcher la police de charger, menacer, empêcher la foule d'avancer, Le passé est mort, vive le passé ! Cette nostalgie d'hier empêche de voir. Le brancard était lourd, je peinais à le pousser. Des gouttes de sang sur le drap et sur la couverture, le malade geignait doucement, j'entendais le chuintement des ascenseurs dans l'hôpital vide. Je marchais ; tout est vide, anonyme, blanc lèpreux, le bruit de mes pas décroît lentement, les lumières des néons sont violentes.

"Ce pays  a la fraîcheur molle des bords des eaux.
les chemins s'enfoncent obscurément, noirs de mousses,
vers des épaisseurs bleues pleines d'ombre d'amour. "
Francis Jammes.

Je pense à ce patient si calme et si patient ! Ecouter cette voix aux accents profonds, le verbe distingué, la phrase vive, le geste alerte. Doux, il conte et raconte des histoires d'hier, la guerre et les voyages ; les rêves qui s'éternisent et l'amour de son épouse. Une demeure rue Nationale ; étrange coïncidence : la grand mère de mon époux  avait, elle aussi,  une maison rue nationale ; une boutique de bonneterie. Son mari était mort en 1940, c'était la guerre et il fallait vivre ; supporter les réquisitions et les exodes. Lutter.  Partir et ne pas savoir. Que retrouverons nous en revenant ?  De si loin. Toujours devoir partir, c'est presque fuir.

"Dans le ciel rayé par l'hirondelle alerte,
le matin qui fleurit comme un divin rosier
parfume la feuillée étincelante et verte
où les nids amoureux, palpitants, l'aile ouverte,
a la cime des bois chantent à plein gosier
le matin qui fleurit comme un divin rosier
dans le ciel clair rayé par l'hirondelle alerte."
Leconte de Lisle.

Le bel homme aux longues mains qui se croisent sur le drap froissé ne bouge pas. Il parle doucement et la nuit s'étire, fuseau des heures qui s'enfoncent dans le coeur de la poésie. La beauté respire autour de nous ; l'élan de la vie entière et pleine, emplie de rires et de larmes ; chansons d'hier, songes perdus ; un souffle passe, rien n'est plus.
Et ce merveilleux bonheur, ici, dans le sein de la nuit, dans une chambre d'hôpital : celui de lire et entendre les vers de Milosz et de découvrir quelqu'un qui aime ce poète, qui le connaît.

" Je dis : ma mère. Et c'est à vous que je pense, ô maison !
Maison des beaux étés obscurs de mon enfance, à vous
Qui n'avez jamais grondé ma mélancolie, à vous
Qui saviez si bien me cacher aux regards cruels, ô
Complice, douce complice !..."
Insomnie de Milosz

Puis le travail reprend  ; un temps "de repos dans le vent" disait Gibran et voilà qu'il faut se quitter, le regard soudé à la clarté d'un autre regard, l'âme vibrante d'une symphonie inachevée.

C'est la toilette de la chambre dix-neuf. Pauvre dame qui n'arrive plus à bouger, même parler lui est insupportable et pourtant, elle me sourit, calme ; elle ne pleure plus, elle a bien dormi, tout de même ou malgré tout. L'érable devient sépia, je l'aime quand il est rouge aussi. Pas d'oiseaux. On n'entend plus les oiseaux à quatre heures du matin...
Trop d'odeurs, d'ethers, d'urines, trop de pansements qui tombent du lit. Trop de poubelles à vider, de sacs de linges croulants de poids. Trop de corps disjoints, disloqués, trop de regards en attente d'espérance, douleurs et fièvres. Comme un arbre tordu. Comme des herbes devenues folles.
Le passé devient notre présent, la foule marche et crie. Une seule voix. Est ce vrai ? On dit qu'ils ont marché jusqu'au bout de la nuit et qu'ils sont revenus, chacun portant un croissant de rires, de joies, et qu'ils souriaient, de bonheur. Non, ce n'est q'un rêve. Qui reviendra de là-bas pour nous raconter le jardin de la mort ? Le malade s'est réveillé, il réclame le bassin. Puis il parle de son jardin, de son chat, trois semaines déjà qu'il est allongé là, qu'il a mal, si mal, cette plaie béante, cette cicatrice infectée. Puis il pleure, s'endort en me tenant la main.
La foule dehors s'est arrêtée de marcher. Plus un bruit, chut, chut, c'est encore la nuit, demain, nous verrons bien... Cinq heures quinze, la toilette de la chambre dix neuf. Il fait chaud maintenant. Les draps glissent entre mes mains gantées que je serre aussi ensuite sur le gant et le savon. La fragrance de l'eau de Cologne se mêlent à l'eau tiède, bulles da savon, envolez vous ! Mousses de savon et d'eau de nuit .
 Il y a si longtemps, cette escapade au Mont Saint Michel. Maintenant, je reste là, face à la vague mourante, mes désirs dans le sable, coquillages de mes humeurs, et je regarde au loin, sans rien voir, je me laisse enlacer par les embruns, l'écume neigeuse m'est douce. Maintenant, Sabine reste là. Elle ne sait pas qu' elle est demeurée face à la mer, sur la longue digue solitaire. Maintenant, je pense à cet homme aux cheveux gris, si calme et si philosophe, l'amour de la sagesse vire en lui, dans les fibres de son être.
D'hier et de cet autre et lointain automne. Demain pendant la manifestation, le malade de la chambre ving cinq repassera au bloc, pour la quatrième fois. peut-être demain mon ami poète nous aura quitté... Sabine songe, face à la mer, c'était hier et c'est demain, disait la chanson...

2 commentaires:

  1. V., c'est rude ton travail....je comprends ce besoin d'écrire

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  2. oui c'est rude, et brut, et parfois insupportable. On a le sentiment d'entrer dans l'âme de quelqu'un , de comprendre, d'être impuissant. L'infirmier lui , il a la puissance de ses médicaments, de ses prises de sang : "ça va aller mieux, je vous branche un calmant "; le médecin, possède sa parole contagieuse d'espoir. et sa force de docteur qui lutte à jamais pour la vie, à n'importe quel prix parfois ; nous les Aides soignants, on écoute, on entend, on perçoit... On est petit aussi, on nous méprise également, on nous exploite, nous n'avons aucune force sauf celle de la compassion. Si on en a envie, ce n'est jamais sûr ! Nous sommes tous des êtres humains différents, c'est là l'énergie hospitalière, soi-disant, on est tous là pour le "bien du patient" ! à voir ! et à revoir! Mais on oeuvre ensemble malgré tout, Et ça, j'aime !

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