mercredi 24 octobre 2012

La terre outragée, film de Michale Boganim.



SORTI EN SALLE LE 28 MARS 2012




 «  Rien. De même que dans l'amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier. De même, j'ai eu l'illusion devant Hiroshima que jamais je n'oublierais, de même que dans l'amour…. Comme toi, j'ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l'oubli, comme toi j'ai oublié … Comme toi j'ai désiré avoir l'inconsolable mémoire, une mémoire d'ombre, de pierre. »
Hiroshima, mon amour. Marguerite Duras.

« Il y a 25 ans la vie était douce à Tchernobyl » Michale Boganim

J’aime ce film. Il s’inscrit en moi avec sa tourmente et sa beauté, ses ténèbres et ses amours. J’aime sa musique, ses paroles et la générosité de la cinéaste qui sait offrir une dimension humaine et juste à une vision d’apocalypse. Elle a su donner à l’exil involontaire une dynamique de vie et elle développe ainsi une réflexion authentiquement source d’amour, de compréhension, sur le thème de l'arrachement à ses racines, sur la perte de toutes choses personnelles ; au delà du désespoir, au delà de la mesquinerie, au delà de la survivance.
Ce film est un splendide témoignage, une leçon de vie.

 Michale Boganim dévoile de manière pudique et sobre  la souffrance du déracinement, de ceux qui ont du tout quitter lors de la catastrophe de Tchernobyl. L’accident nucléaire, dans ce film : « la terre outragée » est bien entendu fortement présent mais il me semble être plutôt le « canevas » où se brodent les vies des héros du film : personnages simples, humains, vrais dont les présences se croisent devant nous, s’entrecroisent, allant ainsi du passé au présent sur le fil du temps.

Dans la Zone, depuis la catastrophe, le temps est il le même que celui  qui régit le monde entier ? Là,  aux abords de  Pripiat. là où les animaux ont senti le danger avant toute la population, là où la vie des habitants a basculé dans une horreur encore incompréhensible, là où l’ingénieur mis au courant des événements par ses collègues commence à devenir fou…
Le temps est montré comme empreint de silence, de ce silence inexorable du nucléaire, un silence que les humains n’entendent pas mais que les animaux perçoivent.

Tout d’abord, on se rend bien compte qu'en parallèle de cette joie simple de la vie  que quelque chose se passe. Des poissons sont morts sur les berges du Pripyat. Les animaux s'affolent, les arbres meurent. Mais les êtres humains ne voient rien, n'entendent rien. Se passe t'il réellement quelque chose ?


Le tout début de la première partie du film est clarté, lumière, joie de vivre et bonheur ; une forme d’opulence montre ceux qui sont « les privilégiés »,  ceux qui travaillent pour la Centrale, et quand tout s’effondre, lorsqu’il il faut partir en laissant sa mémoire derrière soi, on se demande ; «  qui comprend vraiment que tout est terminé ? » Que jamais plus rien ne sera comme avant ? Qu’il faudra vivre, persister à vivre, à s’en déchirer les tempes en pensant à tous ces morts, en partageant avec les disparus, les fantômes, en ne pouvant oublier, en étant enclos dans les souvenirs.
Survivre : vivre au-dessus de la catastrophe ; vivre en  périphérie de ce qui a détruit l’émerveillement, la tendresse et le bonheur quotidien.

Ce film est terriblement humain et poignant ; il nous plonge au cœur d’une déchirure qui ne se referme pas, d’une plaie que rien ne pansera.
Comment être là, présent, travailler, manger, boire, danser et aimer quand un jour, tout a sombré à cause de la folie de deux hommes, à cause d’une inconscience. Car on ne savait pas, personne ne savait ce qu’était vraiment le Nucléaire. Ni que le gouvernement communiste mentirait et attendrait trois jours avant de réagir.
L’apocalypse a eu lieu, là sur cette terre de l’oubli, Absinthe, « Tchernobyl » où personne ne peut oublier. Et ce train qui n'arrivera plus jamais, qui ne part plus jamais, les rails rouillent entre les herbes folles.

Michale Boganim nous permet d’explorer la désespérance et également l’espérance de l’humain dans les moments d'exil, l’exil terrible de ceux qui n’ont pas choisi de partir, de ceux que l’on a arraché à leurs existences et, qui sans fin, veulent revenir à leurs racines. Ailleurs est toujours trop loin ; là bas ce n’est pas chez moi, ce ne sera jamais ma terre,  ma maison, mon appartement, mon jardin, mon pommier.


Le récit du pommier, lu en classe par l’adolescent qui a perdu son père ce jour d’avril 1986, et qui a grandi en n’acceptant jamais qu’il soit mort, est poignant. Valéry est resté « enfant » il est demeuré comme cristallisé, comme enfermé sur ce moment  de la plantation de son pommier avec son père.  l’enfant grandissant se bat avec ceux qui se moquent de lui et disent qu’il brille ! Il grandit en gardant au fond du cœur la certitude que son père est vivant ; Lorsque l’on n’a pas vu mourir un être proche, il est si difficile de l’imaginer mort, enterré, oublié. La fuite de Valéry dans la forêt, son errance dans la ville abandonnée sont impressionnants de candeur ; j’avais envie terriblement de marcher avec lui, de ramasser cette poupée, de dormir dans ce lit.

Qui est donc la petite fille qui court ? qui joue ? Qui chantonne ainsi dans les rues de Pripiat ? un fantôme, une survivante ?
Qu’est donc devenu le père ingénieur qui semble errer depuis 10 ans ? Est il vraiment mort ou est il vivant ?
Pourquoi Anya ne peut elle partir ?
Pourquoi la mère d’Anya pleure t’elle le jour du départ de Pripiat alors que la population pense revenir très vite ?
Pourquoi ces ouvriers retournent t‘ils vivre dans la zone quinze jours par mois ?
Pourquoi la mère de Valéry est elle persuadée que son mari est mort ?

Tant de questionnements qui incisent le cœur de ceux qui regardent ces images. Elles s’impriment en nous, y demeurent et y parlent, racontent. La voix de la jeune mariée chante longtemps en notre âme.

On se prend à dire aussi «  sviatej pamiat » « mémoire éternelle »  pour tous ces morts figés et gravés sur ces stèles issues du communisme quand les  démesures politiques apparaissent encore plus flagrantes et les mensonges encore plus hideux.

L’insouciance, la beauté, l’ innocence, la jeunesse ont disparu de la terre riche et profonde, cette terre  Ukrainienne de Tchernobyl. "Voyage Voyage..."ce refrain que l'on connaît tous et qui nous emporte, des ailes de rêve, un accent slave,  une chanson de variété qui donne le désir d'un départ choisi.

l’invisible qui tue a été reconnu, identifié ;  ce qui était  intouchable est devenu proche de l’homme.
L’exil de la population évidemment rappelle l’arrachement des familles juives lors de la seconde guerre mondiale, la déportation des Arméniens, l’exode de Moïse et tant d’autres exils involontaires qui hantent notre humanité, l’histoire de notre monde.

«  Pardonne-moi, comme pris dans le brouillard,

Je me blottirai contre ton manteau

Et dans le raide tissu noir

Je chercherai un froid si grand,

Et la si douloureuse renaissance

De ma jeunesse mortelle,

Que la destruction d’Hiroshima

Ne sera pas plus atroce que tes harmonies.

Alors je tends les mains en avant

Et me mets en route vers toi, qui m’aimante.

Et sur terre —
« Dans les derniers tourments,
Mon âme s’afflige ».

Arséni Tarkovski. Poèmes. 1959

«  Pluie noire » sorti en 1989, du cinéaste Japonais Shōhei Imamura, ne peut être occulté ; il est impossible d’ éviter la comparaison avec ce film qui relate une autre catastrophe nucléaire et l’histoire d’une petite fille. C’est pareillement le lieu du Désastre, d’une catastrophe écologique et humaine. La pluie  tombe, aux gouttes qui s’écrasent, sombres, lourdes, venus de nuages opaques et gris. Cette  pluie qui fixe la densité de l’irradiation.
Je pense aussi à  cette petite fille qui se regarde dans un miroir, à la grange qui brûle et à la foret dans « le miroir » d’Andreï Tarkovski.
Les gouttes charbonneuses auréolent d’une sombre perspective l’avenir. « Hiroshima, mon amour » de Duras et Resnais est également présent dans ce film. On ne peut l’oublier. Ainsi que Stalker de Tarkovski, film prémonitoire.

 La petite fille dans le jeu des regards et des miroirs ; les pommiers fleuris ; la cabane en bois, les isbas tranquilles. Les cages d’oiseaux, oh ! comme ces oiseaux enfermés symbolisent la vie des exilés.
 la poésie est présente, c’est un récit très poétique ;  le chant qui redonne confiance, la beauté de la nature renaissante, splendide dix ans après la catastrophe ;  les regards de l’enfant et de la mariée qui se trouvent au travers d’un voile, puis se trouvent et se retrouvent, au hasard du temps ; les pommes splendides cultivées et récoltées, croquées par la belle Anya. "Non, tu n'as rien vu à Hiroshima".
Mais ici pas de chambre des désirs. Les désirs sont morts, étouffés dan cendre. Une Pompéi à ciel ouvert.

Les amoureux chantent, la vie s’anime encore dans les cœurs et… Pourtant, on découvre  dans la deuxième partie de ce film la lassitude, l’abandon à ce qui n’est plus ; une lancinance ; une forme de « dansa macabre » ou les vivants cohabitent avec les morts.
Il n’est plus question d’émerveillement, d’ enthousiasme, de joie du peuple. Un poids pèse sur les corps comme pèse le sarcophage sur le réacteur. On n’entend plus non plus ces voix  dans les micros qui exaltent le parti politique. Tout est plus gris, plus triste. Un No Man’s Land. Une terre dévastée. Une terre de sacrifice. 

J’avais lu « la supplication » de la journaliste Svétlana Alexievitch qui a inspiré le film de Michale Boganim et qui, dans son ouvrage, interroge les rescapés ; «  ils ne parlent pas de Tchernobyl mais du monde de Tchernobyl, justement de ce que nous connaissons peu, de ce dont nous ne connaissons presque rien. Une histoire manquée: voilà comment j'aurais pu intituler ce livre (...) Je m'intéressais aux sensations, aux sentiments des individus qui ont touché à l'inconnu. Au mystère. Tchernobyl est un mystère qu'il nous faut encore élucider. C'est peut-être une tâche pour le XXIeme siècle. »

Le passé est mort à jamais ce jour d’avril 1986. Et pourtant la phrase d’Anya résonne sans fin :

« Le passé est un pays étranger qui ne me laisse pas partir »




Les survivants sont devenus des témoins. Ils portent la mémoire d’hier, retransmettent. Anya est guide interprète et la Zone offre son spectacle aux touristes curieux, apeurés ou téméraires. Les bus se succèdent dans Pripiat, dans Tchernobyl. Les voyageurs photographient, photos souvenirs d’une tragédie scellée qui se dérobe à l'entendement ; ce qui intéresse les gens, les visiteurs, c’est tout ce qui est resté là, au milieu des décombres ,des ruines, au coeur de  la fuite des radiations,  les endroits vides et sans vie, ces déserts d’errance, semblables aux camps de concentration, aux camps d’internement.
Les gens veulent toucher les lieux de la misère et de la tragédie. « Ca se visite, ça se raconte, ça s’achète."
Cette démesure inhumaine apparaît malgré tout nécessaire car ne faut il pas ne pas oublier ? Ne faut il pas témoigner ? Pour que cela ne recommence jamais.

Et pourtant…
On a dit que cela avait déjà recommencé.

Véronique Guerrin


2 commentaires:

  1. Quand je relis ton texte, ça donne toujours l'envie de se replonger dans le film!

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    1. Tiens Astrid je n'avais pas vu ton message et cela me fait grand plaisir de te lire ici. Oui j'y pense souvent aussi ; c'était bien d'être allé le voir ensemble... Bisous

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