jeudi 22 janvier 2015

L'autre Ophélie



Je marche lentement, un pavé, deux pavés, tout est irrégulier, trois pavés, jetez les pavés, la rue est à nous, était à nous. Il y a du sang désormais, sous les pavés, sur la route, partout où je regarde, du sang qui suinte et des couteaux, des armes, la peur dans les yeux des passants.
Je marche ainsi, dans le froid du petit matin, je compte les lignes sur la chaussée, je pose mon pied sur la ligne blanche ; l’autre moi, ailleurs, pose son pied sur la ligne noire ; notre route est la même.
C’est un jeu entre moi et l’autre moi, celui qui vit au cœur d’un songe ; mon corps se promène dans ce monde, mon esprit dans un autre monde
Et je dors.



Le bus roule vite maintenant dans les rues, il freine brutalement, j’ai mal au dos, le feu est rouge désormais, il faut patienter. La ville me semble un vaste aquarium, tous les hommes sont des poissons, de toutes les couleurs ; mon cœur bat trop vite, je croise des algues aux regards visqueux, de grands coquillages s’ouvrent, des bijoux précieux en jaillissent, pierres précieuses et gemmes transparentes ;  j’en ferai des colliers pour les poupées délaissées au fond de la grotte ; des mollusques  tendent leurs tentacules, ils cherchent à  happer ceux qui passent, à se nourrir tout simplement.
Moi je marche dans le vide et je suis vide, tellement vidée et déserte ou résignée; cette absence ponctuelle devient un vortex, un tourbillon qui m’engloutit.
« elle avait des bagues à chaque doigt, des tas de bracelets autour du poignet » une voix chante dans la caverne de mon cœur, si douce, si chaude, j’aimerai ne jamais plus en sortir,  blottie douillettement ; je ne peux plus chanter, j’aimais tant chanter, ma voix est morte. Il a neigé sur la clef d’argent, comment songer à la plaine mouillée ? La chouette s’est posée sur le cercueil d’ébène.
Les regards des gens sont si fixes, des musiques agressives sortent d’appareils et de téléphones portables, le monde me semble si fou. Et le bus va si vite, fou et rapide, le monde qui s’incruste en mon matin.
La vieille femme aussi est folle, seule dans sa maison, c’est une sorcière, elle cache ses bouteilles d’alcool et elle crie, elle court dans son jardin, vulgaire et prétentieuse. La dormeuse du val lointain n’y pense plus, elle a oublié les tas de linges et de livres à trier, elle a oublié la cave froide.
Des écouteurs sur leurs oreilles, les gens aussi ne sont pas là ! Nous  croyons être là mais nous sommes ailleurs, mais où donc ? Où donc sommes nous ? les gens parlent, racontent leurs vies, s’énervent, s’agitent, se déstructurent. Dans le bus, on pourrait dormir, sommeiller, s’alourdir dans le mouvement des roues. Mais aujourd’hui tout cela n’est plus possible.
La rue est un autre miroir, je ne sais pas ce que je fais, je ne suis pas là et je me demande pourquoi il y a tant de personnes autour de moi ! Le rêve se prolonge, indéfiniment, le rêve  en une solitude irréelle, je ne dirai rien, je ne chanterai plus ! 


J’écoute une voix en moi, elle récite des poèmes,
« demain, dès l’aube, vois-tu, mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les noeuds trop serrés n'ont pu les contenir ;   je sais que tu m’attends, dans les herbes pourprées ;  il a deux trous rouges au côté gauche ; Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées »
Moïse navigue sur la mer de sang, une mer de sang rouge comme le chaperon de la petite fille, rouge comme le sang sur la clé de Barbe-Bleue, rouge comme les lèvres d’Anna dans le wagon aux bestiaux, rouge comme le sang qui coule et s’écoule derrière le vieux rideau damassé aux fleurs bordeaux, je crois que je déteste les rideaux qui cloisonnent les pièces d’une maison.
Dans le vieux puits, j’avais jeté tous les livres, les vieux livres ; une étrange rêverie habitait mon âme, je me disais  que c’était un beau voyage,  un long voyage sans retour, les étoiles étincelaient dans la nuit, et j’aurai aimé ne plus revenir.
J’ai jeté les livres aux pages ponctuées de  mots livides et je marche dans la nuit, je marche, je ne sais où je vais.  Les  murs des maisons  se fissurent ; les ombres qui me suivent ne sont pas immobiles, mais droites et rigides ; quand je m’arrête, elles s’adossent contre les écorces rugueuses des arbres, et je vois alors des fillettes qui font des graffitis dorés sur les branches nues de cet hiver.
Le loup se cache dans les égouts, un chaton saute sur les meubles de la chambre, la structure du monde est une architecture d’Eiffel ! Plus tu montes et moins tu vois, d’ailleurs quelle importance, il n’y a rien à voir, tout est fou et tout est flou. 

Autour de mon corps, apparaissent des barrières invisibles, j’avance et je me cogne, j’avance, je reçois des décharges électriques, il n’y a plus de confiance, il y a la peur et l’angoisse, comme un tunnel si sombre, un couloir empli de cendres qu’il faut traverser. Je ne vois plus rien, je ne peux pas respirer, je ne sais pourquoi je vis, ni ce que je fais ici ou là-bas et maintenant et pourquoi les gens sont si nombreux autour de nous.
Cela me donne le vertige, tant de monde sur la terre, je ne suis rien, rien au milieu de tous, à quoi cela sert-il alors de se battre ? d’avancer ?
La  Liberté est une statue, moi je veux la liberté, pas une statue ; comme Eluard, j’écris sur mes mains, sur ma peau, sur les tables nues, dans la bibliothèque vide, aucun bruit ; personne n’est assis sur les chaises.
Dans le jardin, des coups de couteau sur le tronc des arbres, des cigarettes écrasées dans les tiroirs, les armoires ont été fouillées, l’argent a été volé. Qui est venu ainsi s’aventurer dans le No Man’s land de notre absence ? Les voleurs sont lâches, c’était mon appareil photo, par deux fois, on me l’a volé. C’est mon regard qu’on me prend,  je ne peux plus vagabonder. C’est un rêve volé, un œil perdu, faut il jeter ses yeux dans le puits aux livres oubliés ? Faudrait-il jeter ses crayons de couleur dans le sang qui macule le trottoir ?

Fugitive, une ombre me suit, passe et repasse, comme un vieux moine, noir, dans le noir nocturne, ou comme une dame en noir, mangeuse d’enfants ; dans le vétuste orphelinat, les chambres poussiéreuses sont abandonnées, les lits ne grincent plus, tous les enfants sont morts.
Derrière les arbres de la forêt j’aperçois des immeubles, je marche dans une autre rue, il pleut ; ce pourrait être Tchernobyl. Je flotte dans une piscine d’eau grise, et blanche par endroits, certains endroits que je ne reconnais pas. Là, c’est une boutique de mode ;  dans le miroir, je ne sais pas qui me regarde ou me cherche. Moi, je n’ai pas de souhaits, je n’aime pas les vœux. 



Pourquoi cette femme me regarde t’elle ? Je ne la connais pas, elle semble pourtant savoir qui je suis. C’est une belle boutique, j’avance perplexe entre les rayons de vêtements colorés, étiquetés. Ce sont les soldes, tout est en solde : la neige, le vent, le rire et les gouttes de la pluie glacée. Il y avait du verglas ce matin, pare-brise blanc de la voiture, givre que je gratte, des éclaboussures si froides, les doigts engourdis, dis moi le temps de demain, un peu de soleil, ce serait si bon.
Une petite fille parle toute seule mais pourquoi dit-on qu’elle est seule ? Elle ne l’est sûrement pas sinon elle serait silencieuse ! Les papillons sont morts, les poupées de Babel explosées.
Photo d’enfant déchirée, enfant déchiré, visage craquelé, la coquille craque.
Le cygne noir est né, fragile et si petit. Il veut déjà fuir vers le lac. Dans le cimetière aux croix brisées, aux pierres moussues, Verlaine croise les vieilles mortes aux yeux fermés.
La jeune femme a les yeux clos, elle aussi ; elle ne bouge pas, elle attend. C’est une autre Ophélie, elle ne jette pas de fleurs dans le fleuve, elle ne chante pas en glissant sur les hautes herbes. Camille coupe la tête de la gorgone. Essuie tes larmes et marche, marche encore. Va vers Hurlevent, marche vite avant que la demeure ne disparaisse dans le brouillard. 



Dans les jeux de lumière, je retrouvais la beauté de la mort qui chante au creux du vent. Elle avait ce visage étrange et mystérieux d’une femme de lierres et de fleurs, au corps qui défie le temps. Je la suivis lorsqu’elle emprunta l’obscur escalier qui menait vers les souterrains du château.
Les eaux cachées sous les arbres noueux sont de cristal, le soleil s’y mire. Des narcisses blancs penchent leurs pétales parfumés vers le miroir de l’onde, des gouttes d’eau tombent, ce sont les larmes d’Aurélia. La lune se lève, précieuse. La jeune femme frissonne. Le cygne noir gonfle ses plumes. Là se trouvait la lyre d’Orphée, des fleurs de neige et de sang, une tête arrachée qui vogue au loin. 


Je ne veux pas peindre les roses en rouge, je n’aime pas le jeu d’Alice, les cartes s’envolent toujours, tu les reçois en pluie, sur le visage. Le valet de pique et la dame de pique, les noirs qui se faufilent entre les ombres.
Dame de cœur, ton sang est pur, Blanche-Neige, neige rouge, la roue tourne, tourne encore, tu te piques le doigt, tu meurs ; le chevalement est détruit. Le jardin abandonné, les souvenirs  prisonniers du gouffre. Elle est orpheline, l’Ophélienne au doigt meurtri.
Bleu froid, glacé, les fantômes se faufilent, sourires figés, corps statiques, des scanners, images plates. 

« Chevauche le dragon Esméralda !  Pour enfin partir, t’enfuir, quitter la terre du passé.  N’oublie pas que le dragon est vert. Ce qui est vert est d’espérance. »

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