Extrait de "histoire de Marie"
« Seul et
sans lampe… »
Un homme
solitaire marche lentement sur la grève déserte. Les mains dans les poches. Le
regard scrutant le lointain. Des mouettes, des goélands affrontent les nervures
du vent. C’est l’hiver. Il fait rude et glacial. Il cherche un bateau
échoué.
Devant une
tombe nue où se penche la statue d’une muse qui veille, un homme portant un
chapeau noir dépose une lanterne rouge. La grille grince encore légèrement. Le
silence dans ce cimetière ressemble à une pâle fleur. Les cailloux crissent
sous ses pas. Il vient là souvent. Il aime ces lieux de solitude ombragée où
rien n’effraie les oiseaux vagabonds. Rares sont les passants, rares, les
promeneurs.
Ici, on ne
parle pas, on ne rit pas, parfois, on pleure ou l’on prie, quelquefois on
chante. On n’ose pas se regarder, on se frôle à peine.
Pourtant,
tout est beau et calme comme une île sauvage enchâssée dans le cœur de la ville
bruyante.
Ici, le
temps s’arrête. Du moins le croit-on. Sur l’une des pierres tombales, une
plante artificielle a été déposée, elle ressemble étrangement à l’idée
que l’on se fait de la mort : vie fauchée, figée, raide, sans odeur, fade.
Où est-il
ce pays de neige sucrée et chaude ? De fleurs de givre et de cendres
blanches ? Les citronniers fleuris des jardins de Sorrente et la mer
si bleue de Capri existent t’ils là-bas ?
Au
centre d’une fontaine, une statue de femme verte, taillée dans le jaspe.
Elle tient deux jarres dont de l’une s’écoule de l’eau. Un croissant argenté de
lune brille sur sa chevelure. Elle est agenouillée. Un petit enfant lance des
billes dans l’eau. Une mésange vole autour de lui.
« Dans
la nuit des disparus, seul et sans lampe » écrivait Milosz. Se
préparer, pour une fête, une réunion joyeuse. Initiation ! La mort
serait une étape, la traversée d’un seuil incertain, hésitant, improbable
aurait dit Brigitte. « Et aller dans la nuit des disparus… » Ce
serait une incandescence, un embrasement, peut-être, une délivrance. Un autre
voyage, le dernier départ.
Et
l’oiseau s’envole. Papillon d’ailes chamarrées, animal aux ramages bruissants,
voler, plus haut que les collines, plus loin que la mer, et partir encore plus
loin. Tout oublier. Et se taire.
Dans le
cône d’ombre de la terre laisse tomber le chagrin. Des hommes sont venus ;
ils explorent les temples enfouis, ils grattent les peintures des fresques, ils
plongent au cœur des abysses pélagiques, ils cherchent. Et ils ne trouvent pas.
Roule,
roule, beau vélo à travers les flaques d’eau, le père depuis longtemps
disparu. La barque est cachée. Dans un cercle de lune. Je suis la dormante dans
la lumière. Tu sais le pays du Seul, le poète l’a décrit dans ses livres, le
pays où l’on joue à dormir dans le regard de l’autre jusqu’à en mourir. Le
sombre pays des marécages perdus.
L’homme
marche, solitaire, sur la lande glacée, les vagues gémissent au creux des
falaises, une lanterne danse dans le vent, le phare est éteint.
Il
est un dormant dans le jardin clos des roses de Saadi. Sur sa pierre de repos,
on a creusé une baignoire pour les oiseaux. Chaque jour, comme un noyé sorti de
l’onde, tout mouillé de rosée ou frais des ondes matinales roulées sur la
plage, il vient, s’assied sous le tilleul. Les oiseaux le
connaissent, s’amusent dans l’eau, plongent et secouent leurs ailes brillantes
dans les rayons du soleil matinal.
Pour
vaincre le poids qui immobilise la chair faudrait-il que nous aussi, comme les
oiseaux nous nous plongions dans une eau qui éclabousse et qu’enfin nous
oubliions tout ?
Les
matières dans le jardin du Jeu deviennent impalpables, toiles d’araignées
luisantes, cristallisées, vêtements aériens, bleus et vert d’eau ; les
genoux couverts de mousse, nous nous allongeons au bord de la falaise où les
navires se fracassent. Lointaines contrées inexplorées où s’égarent les enfants
rebelles.
Le
poète est déjà allé là-bas, il sait le chemin d’orties et de folles avoines, il
connaît la chanson des veuves éplorées, il reconnaît les voiles de la mort. Et
tout est silence, mystère d’attente, d’ocre souvenance, d’intense éternité à
jamais inconnue.
L’homme ne
marche plus, debout, face à la mer, il contemple les fragiles eaux vertes
et bleues, la Calypso fend les flots, une île se dessine au loin.
« Tous
les pays qui n’ont plus de légende /seront condamnés à mourir de froid…
« Écrit Patrice de La Tour du Pin. Le soleil avale ses rayons, le soleil
est mort, comment aller plus vaste que la mer, et plus haut que l’onde, vers
ces terres hantées de mémoires et de rires ? Parcourir tant de rives, les
femmes sont orantes da la vague, elles se serrent et se penchent, ne craignent
pas le vide. Et elles rient.
Tu te
pencheras vers l’eau qui tremble dans la vasque de pierre blanche. Là, tu
croiseras le regard de la belle endormie. Souffle sur l’eau : tout
s’efface. Des enfants s’approcheront demain, ils lanceront des cailloux ronds,
eau de neige dans cette nuit obscure : boîtes à musique, boîtes à trésor,
secrets intimes et carnets égarés ; Pandora pleure dans le manoir oublié.
Les corps
se perdent, se cherchent, se retrouvent. Dans l’amour ne font qu’entrevoir
l’antre de la mort, s’y plongent, s’abandonnent se cramponnent puis se perdent
encore.
« Passez
le bois, allez là-bas, je suis lépreuse, ne me touchez pas », chante la
vieille femme dans la forêt. « Je n’ai pas peur du loup, le loup est
mort. »
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