lundi 11 juin 2012

Seul et sans lampe


 Extrait de "histoire de Marie"
 « Seul et sans lampe… »
Un homme solitaire marche lentement sur la grève déserte. Les mains dans les poches. Le regard scrutant le lointain. Des mouettes, des goélands affrontent les nervures du vent.  C’est l’hiver. Il fait rude et glacial. Il cherche un bateau échoué.
Devant une tombe nue où se penche la statue d’une muse qui veille, un homme portant un chapeau noir dépose une lanterne rouge. La grille grince encore légèrement. Le silence dans ce cimetière ressemble à une pâle fleur. Les cailloux crissent sous ses pas. Il vient là souvent. Il aime ces lieux de solitude ombragée où rien n’effraie les oiseaux vagabonds.  Rares sont les passants, rares, les promeneurs.
Ici, on ne parle pas, on ne rit pas, parfois, on pleure ou l’on prie, quelquefois on chante. On n’ose pas se regarder, on se frôle à peine.
Pourtant, tout est beau et calme comme une île sauvage enchâssée dans le cœur de la ville bruyante.
Ici, le temps s’arrête. Du moins le croit-on.  Sur l’une des pierres tombales, une plante artificielle a été déposée, elle  ressemble étrangement à l’idée que l’on se fait de la mort : vie fauchée, figée, raide, sans odeur, fade.
Où est-il ce pays de neige sucrée et chaude ? De fleurs de givre et de cendres blanches ? Les citronniers fleuris des jardins de Sorrente et la mer si bleue de Capri existent t’ils là-bas ?
 Au centre d’une fontaine, une  statue de femme verte, taillée dans le jaspe. Elle tient deux jarres dont de l’une s’écoule de l’eau. Un croissant argenté de lune brille sur sa chevelure. Elle est agenouillée. Un petit enfant lance des billes dans l’eau. Une mésange vole autour de lui.
 « Dans la nuit des disparus, seul et sans lampe »  écrivait Milosz. Se préparer, pour une fête, une réunion joyeuse. Initiation ! La mort serait une étape, la traversée d’un seuil incertain, hésitant, improbable aurait dit Brigitte.  « Et aller dans la nuit des disparus… » Ce serait une incandescence, un embrasement, peut-être, une délivrance. Un autre voyage, le dernier départ.
Et l’oiseau s’envole. Papillon d’ailes chamarrées, animal aux ramages bruissants, voler, plus haut que les collines, plus loin que la mer, et partir encore plus loin. Tout oublier. Et se taire.
Dans le cône d’ombre de la terre laisse tomber le chagrin. Des hommes sont venus ; ils explorent les temples enfouis, ils grattent les peintures des fresques, ils plongent au cœur des abysses pélagiques, ils cherchent. Et ils ne trouvent pas.
 Roule, roule, beau vélo à travers les flaques d’eau, le père depuis longtemps  disparu. La barque est cachée. Dans un cercle de lune. Je suis la dormante dans la lumière. Tu sais le pays du Seul, le poète l’a décrit dans ses livres, le pays où l’on joue à dormir dans le regard de l’autre jusqu’à en mourir. Le sombre pays des marécages perdus.
L’homme marche, solitaire, sur la lande glacée, les vagues gémissent au creux des falaises, une lanterne danse dans le vent, le phare est éteint.
 Il est un dormant dans le jardin clos des roses de Saadi. Sur sa pierre de repos, on a creusé une baignoire pour les oiseaux. Chaque jour, comme un noyé sorti de l’onde, tout mouillé de rosée ou frais des ondes matinales roulées sur la plage, il vient,   s’assied sous le tilleul. Les oiseaux le connaissent, s’amusent dans l’eau, plongent et secouent leurs ailes brillantes dans les rayons du soleil matinal.
Pour vaincre le poids qui immobilise la chair faudrait-il que nous aussi, comme les oiseaux nous nous plongions  dans une eau qui éclabousse et qu’enfin nous oubliions tout ?
 Les matières dans le jardin du Jeu deviennent impalpables, toiles d’araignées luisantes, cristallisées, vêtements aériens, bleus et vert d’eau ; les genoux couverts de mousse, nous nous allongeons au bord de la falaise où les navires se fracassent. Lointaines contrées inexplorées où s’égarent les enfants rebelles.
 Le poète est déjà allé là-bas, il sait le chemin d’orties et de folles avoines, il connaît la chanson des veuves éplorées, il reconnaît les voiles de la mort. Et tout est silence, mystère d’attente, d’ocre souvenance, d’intense éternité à jamais inconnue.
L’homme ne marche plus, debout, face à la mer, il contemple les fragiles eaux vertes et bleues, la Calypso fend les flots, une île se dessine au loin.
 « Tous les pays qui n’ont plus de légende /seront condamnés à mourir de froid… « Écrit Patrice de La Tour du Pin. Le soleil avale ses rayons, le soleil est mort, comment aller plus vaste que la mer, et plus haut que l’onde, vers ces terres hantées de mémoires et de rires ? Parcourir tant de rives, les femmes sont orantes da la vague, elles se serrent et se penchent, ne craignent pas le vide. Et elles rient.
Tu te pencheras vers l’eau qui tremble dans la vasque de pierre blanche. Là, tu croiseras le regard de la belle endormie. Souffle sur l’eau : tout s’efface. Des enfants s’approcheront demain, ils lanceront des cailloux ronds, eau de neige dans cette nuit obscure : boîtes à musique, boîtes à trésor, secrets intimes et carnets égarés ; Pandora pleure dans le manoir oublié.
Les corps se perdent, se cherchent, se retrouvent. Dans l’amour ne font qu’entrevoir l’antre de la mort, s’y plongent, s’abandonnent se cramponnent puis se perdent encore.
« Passez le bois, allez là-bas, je suis lépreuse, ne me touchez pas », chante la vieille femme dans la forêt. « Je n’ai pas peur du loup, le loup est mort. »

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