vendredi 22 octobre 2010

Terre des orangers




Certains paysages se souviennent de toi, Eve à la rousse chevelure, et c’est aux jours de l’enfance inépuisée que tu viendras vers eux. Dans le temple des Dieux étrangers encore à ta race, on entend quelques murmures. C’est le jeu de l’Eternel, béni soit-il, qui assemble les formes du temps et du sommeil, comme une attente sur le parvis nu des cieux entrouverts.

Obscur chaos où l’ordre s’annonce. Instant suspendu. Première ronde dans la nuit des Dieux. Une épiphanie de blanches danses sur l’écume de l’encore indifférencié suspend son vol au-dessus des flots amers.

Terre minérale. Terre lavée. Tiges fermes des roseaux. Pierres bleues sur les tertres nus. Perles de poussières vertes. Une aurore de Genèse.
Et un immense feu qui tournoie dans l’espace. Une sidérale incantation qui libère la Mémoire de l’Eternité, mais il y a une tombe ouverte, écartelée, de lierres, d’herbes phosphorescentes sur un corps qui se lamente…
Alors, il n’y a rien, rien au-delà des monts de l’oubli, et cet oubli même est encore inexistant. Il n’y a rien, rien au-delà des cimes nuageuses qui se forment lentement, rien au-delà de l’autre univers englouti,
Mais des îles perdues, des jardins endormis…Tout repose encore dans un songe.

Chaque rêve des Anges perce les lits des fleuves, transporte les falaises grises vers les eaux amères, et tourne, tourne, roule hors de l’obscurité en un éparpillement d’étincelles vivantes.

L’histoire est immobile pourtant. Toujours la même lueur de louanges qui illumine les feuilles des arbres, toujours la même pleine lune quand frissonnent les fougères.

Chaque couvent végétal devient humide, translucide ; alcôve pleine, lourde, ronde, comme un ventre de femme, aux lianes des membres en prière dans le matin de l’aube fleurie.

C’est la première Pâques, le sacrifice des amants de l’éternité. Leurs cœurs pouvaient contenir la matière docile, voguant sur le miroir des ondes, traversant les milliards d’années qui les séparaient du premier souffle vivant.
Leurs cœurs, berceau ou navire, salé et fleuri, qui s’enfoncent dans les profondeurs des pélagiques abîmes, proues sculptées dans les rocs frappés par la foudre.
Des éclairs transfigurent le jardin du premier matin du monde. Septième jour ou neuvième jour, il faudrait encore savoir jouer avec les lettres sacrées qui s’avancent en procession sur la mer de cristal, devenir Aleph, le seul, l’enfant du premier vertige.

Jongler avec les lettres de l’alphabet secret, découvrir les chiffres magiques, entendre les sons ciselés dans la glace…Sans effort, sans crainte, être immobile dans la paix du Jeu.

Il y eut d’autres rivages, d’autres cieux
D’autres espaces pour la cathédrale
De la mémoire, ouverte aux quatre vents,
Où courent, pieds nus, les enfants du silence.

Mais il n’y a pas encore d’enfant.
Il est un lieu, une pénombre
Une glaise humide où s’agite
La semence des siècles.
Équilibre d’un axe lumière
Pour le reflet de la croissance
Dans le regard du premier homme.

Pleine lune devenue pomme d’un jardin au sépulcre creux. À l’infinitif du Verbe, s’ouvre la porte d’un étrange abandon... Bientôt, tout sera plénitude sur l’île où tremblent les feux des derniers bûchers.

Les cendres s’envolent dans la mystique nudité ; le ciel est déchiré sous les eaux du Nil. Les hommes chaussés d’indifférence foulent les terres ensanglantées, ferment leurs paupières. Les Dieux gisent, cloîtrés, dans la grotte profonde de l’inconscience.

Mais ce n’est pas encore le temps de l’inconscience. Il y a juste une épée brillante qui tombe sur la montagne blanche, et mille éclats d’une émeraude brisée qui dansent dans le vaste espace, laissant entrevoir des mondes inattendus...

Au centre de l’Oeil du Monde,
Il est un autre jardin.
Ève s’y glisse comme y glisse
Le serpent brillant, s’émerveille.

Elle a retrouvé l’ange sans aile,
Celui qui pleurait en elle,
Se laisse bercer, caresser.

Transportée d’amour,
Elle visite avec lui, extasiée,
Ce monde qu'il lui offre…
Cette terre qu’il a conquise pour elle
Car il n’est qu’un ange perdu
Et sans elle, il n’est rien…

Au centre du jardin du monde
Il est un autre jardin.
Ève y conduit Adam.

Des groseilles mûres, de lourdes framboises, le raisin foulé aux pieds, nus, et la pomme des Hespérides, pour une joie, un éclatement de la vie.

À travers la paroi du verre rouge, scintille la flamme de la bougie. Terre lointaine, terre des orangers et des parfums printaniers, suave abandon à la providence.
Mais l’Ange de Lumière, devenu le Ténébreux, nous fera peur… Il est si doux, pourtant, le jardin des étreintes amoureuses.

Une femme nue
Qui s’enfante dans le silence
Sous les mains divines ouvertes

Et le mouvement de deux corps assoupis
Qui lentement s’éveillent…

S’extasient…

Des racines entremêlées aux pierres rondes
Là où l’enfant meurtrira ses petits pieds
Mais longtemps encore, l’étreinte du néant,

Le vertige des voix qui interpellent
Comme un chant, une offrande

Là où se descelleront les pierres tombales.

Mais il n’y a pas encore de mort. Tout est calme et joyeux dans le jardin des vertes symphonies. Gerbes de blés, soleil qui tournoie en une ronde douce, lune aux paupières d’osier, et mille pétales de roses éparpillés sur l’herbe tendre du verger.

Liturgie célébrée par les Anges, la femme couchée à l’ombre de la caverne sacrée, sur l’arbre de bois ;  l’homme nu, couché, contemplant l’infini Divin.

Il y aura le solstice de l’hiver et le vent qui dispersera les images comme des grains de louange. Peut-être trouverai-je ton nom inscrit sur une stèle oubliée ?

Là où la brume s’habille de hasardeuse solitude, les volcans commencent à s’agiter car Eve a rencontré l’ange qui pleure et qui tremble.
Il n’est que porteur d’une lumière perdue. Sans la femme, il n’est rien. Sans l’amour, il se déssèche.

Oh ! quand viendra donc pour lui le temps des retrouvailles ?

Sculptures éphémères des limons
Lorsque le vent captif des cris de l’ange perdu
Délaisse le creuset des ombres,

L’Eve des trèfles fleuris voit dans ses rêves
Un ange qui pleure et lui tend la main,

Elle veut se pencher vers lui, le consoler.
Il ne peut y avoir de larmes
Dans le verger de la félicité éternelle.

Mais l’homme aux ailes vertes la vrille
Sous les éclats du soleil, l’enlace,
L’emmène vers les berges d’un fleuve rouge.
Puis la guide, lentement, vers le jardin
Des épines entrelacées
Là où pousse le pommier aux fruits dorés.

Plus loin que la forêt où brame le cerf
Bien plus loin que la mer où la baleine
Attend Jonas,
Plus loin que le mont Horeb
Et là où Adam n’est pas…

Un étrange pain qui brûle,
Une ride se forme
Au front de la blanche épousée…

Un pain fruité, parfumé et Eve s’en retourne,
Étonnée, vers Adam au lieu
De l’échine du temps immortel.

Elle lui porte le fruit lourd, aux rares saveurs
Ils s’endorment dans la vasque humide
De l’amour, quand les reins épuisés de tant d’ardeur
Se courbe vers la couche des herbes ployées.
Comme une offrande baignée de rosée,
Ils dorment, enlacés,

Et la fleur germe lentement,
Sur les pétales de leurs chairs.

Courbes aquatiques, de roseaux noirs, c’est le sang du sacrifice qui coule en eux maintenant. Le ventre d’Eve est devenu un puits ouvert, visité par un Dieu sauvage, inconnu, mais on entend les accents d’une voix ancienne, rougeoyante, qui appelle.

La pourpre de l’automne tombe sur le jardin. Une chaleur sèche se répand sur la terre.

Car au centre de l’œil du Monde
Il est un autre jardin
Ève y  conduit Adam.

Sous l’arbre aux lourdes pommes
Se sont endormis.

Alors, s’est ouverte la porte d’un autre songe.
Ils se sont aimés sur la verdure,
Ont ressenti l’ardeur de la chair
Promise aux Noces,
Ont admiré leurs membres
Sous le miroir de leurs doigts.

Ils s’en retournaient, chavirés,
Vers le jardin aux gerbes blondes,
Mais un Ange garde inviolable, désormais,
Le sanctuaire de l’Immortalité.

Lucifer console Adam, invente un autre ciel,
Une autre éternité, lui l'ange de la lumière, 
Et ce ciel est un cercle, une roue qui tourne,
Où la vie et la mort se succèdent l’une à l’autre.

J’attendrai, moi-aussi, devant la chambre nuptiale, avec une lampe allumée, pour que s’ouvre enfin la porte du jardin oublié.
Lucifer sera t' il un jour pardonné ?  

Retrouver la primordiale Unité, l’équilibre du Vertige, et vivre enfin ce Jeu Divin, sacré, sans craindre l’ange aux ailes vertes.  Aphrodite veille sur l’étoile d’émeraude, éblouissement des jours. 

Alors nous serons libres. l’Eden s’est juste éloigné de nous…
 Nous ne connaîtrons plus la mort.

Ce n’était qu’un jeu, un rire d’incandescence
Comme les éclairs d’une lumière inconnue
Sur les chairs d’abondance et d’un autre demain,

Le chant des lointaines forêts bleues et vertes
La danse des nouvelles étoiles,
Une femme évasion qui enfante sur les blés
Qui mûrissent, et qui se couche,
Animal blessé par tant d’efforts…

Une voix se fait attendre.
Une lente éclosion qui tarde,
Dans la gorge encore nouée
Par le refus de l’Ange au glaive de feu…

Sur la terre, qui roule et tourne, une autre geste
Mais ce ne sont pas des marionnettes,
Qui marchent et peinent, sous les fleurs des arbres,
Quand le sommeil attise la curiosité.

Ici aussi, il y a des pommiers et des oranges,
Des fruits d’or et d’argent…
Ici aussi, le rêve culmine à son apogée.

Celui qui a trompé Héva lui offre l’autre chaleur,
L’éclat d’un soleil miroitant et l’eau des lacs
Où abondent les poissons,
Quand la sève devient prière
Pour que le mystère du sang
Découvre la secrète fidélité.

Tout s’obscurcit, s’amenuise, s’éteint afin que la vie se libère des étreintes sulfureuses et ténébreuses. Pleine lune sèche comme l’écorce d’une peau tendue sur l’arbre vert, couronné d’épines, qui se meurt de l’hiver trop vite arrivé.
Le regard délaisse l’automne enfui, s’éveille dans la clarté de l’aube et le jour longtemps perdu où il n’y avait nul besoin de parole.

Il lui disait cette autre terre
De feu et d’ardeur
Où les reins se consument de plaisir,

Puis, il pleurait... il était seul,
Et tremblait.

L’œil fixe l’antre sombre, le lieu de l’autre inconscience, les nerfs sont flexibles, semblables aux longs roseaux des bords de rives incendiées. C’est un jeu, une patience, et le jour longtemps perdu. Des rêves oubliés. Une quête, un cri d’absence.

Dans le gouffre où palpite l’azur, la femme jette à pleines poignées les graines de ses rires. C’est une danse limpide sur les ailes de l’abondance, dans le verdoyant jardin mouillé, qui portent dans ses flancs les ombres du renoncement.

Elle traversera le désert, une lanterne à la main, en rupture tiède sous une voûte de palmiers dorés.

Pierres desséchés, rochers blancs comme le sel.
Aridité. Terre sauvage, Eve,
Comme Eurydice, comme Ophélie
- Vierge endormie –
Ou morte inclinée vers le silence des herbes,
Parmi les fleurs et les fruits et les épines aussi,
Traverse les ocres odeurs de la mort,
Découvre la peur…

Elle cachait son ventre rond sous les feuilles ajourées,
Et jusqu’au plus intense ressac du sommeil d’Adam
En un alchimique éblouissement
Enfantaient les hommes de l’ère nouvelle…

Adam buvait dans le cœur de la rose
L’eau vive et le sang versé
Et le sel des pores de sa chair,
La sueur d’une croix de vents, d’or pur,
Lorsque se déliaient les herbes fertiles
Qui enserraient la corbeille d’osier
Où reposait le nouveau-né.

Adam écrit sur le parchemin de son âme extasiée
Les mots venus de l’ailleurs,

« Sa gorge : amande creusée
Qui transfigure l’obscurité,
Ma lumière bleue aux jambes océanes,
Qui danse dans le large sillon
De l’espace; m’offre l’humus,
La cendre et la poussière
Dans la coupe de son cœur…

L’amour est notre révélation,
Notre liberté car malgré l’inflexible loi
Du tombeau qui s’ouvrira,
Notre mort sera l’ultime étape
De l’offrande totale,
Et nous retrouverons le jardin des orangers. »

Dans la crypte où gisent les lambeaux des peaux animales et les masques de feuilles et de pétales, dorment les innocents.
La forêt ouvre ses sentes ensommeillées et le sanctuaire aux pierres humides se voile d’une lueur ambrée.
Elle marchera longtemps, assoiffée, exténuée, pauvre, les mains déchirées par les épines des cactus. Elle aura murmuré sa plainte dans le ruisseau aux ondes gracieuses et puis, elle chantera, ployée, sans larme et sans cri, d’argile et de vagues, pour chavirer sur l’autel de ses jours.

Mendiante du livre du crépuscule, elle se recueillera là où les Anges aux ailes de feu ont planté les arbres verdoyants, et sa mémoire s’ouvrira.

Au jour où passent les oiseaux noirs dans le ciel, elle sera muette en sa délivrance.

Devenue généreuse de silence, elle saura que chaque mot est porteur d’une flamme.

Déjà, tout se tait dans le jardin des saisons abolies.
Car c’est la nuit des fragilités exquises.
Elle sait que la joie est ce rayon de soleil sur le givre de l’hiver. Que la paix est cette blancheur éclatante d’un ciel hivernal. Que le don est semblable au chant de la mésange bleue. Que l’humilité est la fleur qui naît, s’offre et se fane et que l’on trouve le vrai silence dans le repos du cœur.

Alors l’épée de lumière tranchera le cordon ombilical qui la lie à la terre. Sa marche sera devenue diaphane.

Si longtemps, la terre sera attentive à la douleur des hommes, tant de vertiges la parcourent, la cisèlent, que le sculpteur de la Matière ne peut achever son œuvre. Il y manque la Voix qui vient de la Montagne sainte, et le rire des landes sauvages qui déchire le temps des complaintes.

Il faudra que le glaive d’argent tranche les herbes nomades. Et qu’à l’ombre du tilleul puisse s’asseoir l’innocence.

Laissez-moi voir encore le Nil sous le soleil, laissez-moi encore danser sur les herbes fraîches, laissez-moi encore chanter dans le temple qui ne sera que ruines, demain…

Mais je m’éteignis, flamme emportée par le souffle du vent.

De cuivre et de sève, les caprices des tièdes agonies de l’histoire. La terre est une mosaïque de mille horizons colorés, aux légendes éblouissantes.

Veille de vendanges quand Eve se délivre de toute insomnie pour admirer les orangers fleuris. Au sein des ruines et des mousses, enchevêtrées, la grotte sommeille dans le vertige de septembre. On devine en sa plainte le sanglot de l’âme païenne.

Là où l’agonie célèbre la liturgie des absences
La colline se drape de feuillages.
Des papillons aux ailes d’or et de feu
Volètent entre les arbres de cette basilique
Végétale. Ève abandonne dans l’eau
Qui a tremblé sur le feu
Les menthes verticales.

Avant que la lune ne dépose ses lueurs
Sur les parures de la forêt
Elle ira marcher une dernière fois
Sur le sauvage sentier des bergers.

Nuée béante dans l’ocre entaille
Était l’approche, la parole frémissante.
Haleine de thym et d’origan
Dans le jardin du retour,

Chaque exil transfigure
L’instant de la mort.

Sur le poème en tige verticale d’un Orphée qui pleurait, la Vivante au front bleu, désormais, porte l’étoile du matin entre ses mains légères. Elle entrouvre ses paupières.

Une rosée lumineuse unit les chairs assoupies, le matin frissonne. Ils exhalent leurs derniers souffles en un sublime accord, déposent leurs lampes secrètes, s’envolent vers l’arbre aux fruits de lumière.

Ils se tiennent tous deux
À la lisière du jardin des orangers

Et dorment du sommeil de la dernière mort
Au creux caché du Mont du Crâne,

Là où la vigne portera ses fruits rougeoyants
Et gardera mémoire des Anciens.

Subtil silence : le Verbe déjà se fait chair,
Chair d’exquise promesse.

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